Plus loin, des chenilles tordeuses vertes du chêne se suspendent au bout d'un fil dans le vide pour atteindre les branches inférieures.
Les fourmis coupent leur filin de rappel et les mangent sans autre forme de procès. Quand la nourriture pend des branches, il n'y a pas de raison de s'en priver. L'arbre, s'il parlait, leur dirait merci.
103e se dit que les fourmis au moins assument leur rôle de prédateurs. Elles tuent et elles mangent toutes les espèces de gibiers sans états d'âme. Les Doigts, eux, veulent oublier leur place dans le cycle écologique. Ils ne peuvent pas manger l'animal qu'ils voient tuer. Ils n'ont d'ailleurs d'appétit que pour les aliments qui ne leur rappellent pas l'animal dont ils sont issus. Tout est donc coupé, haché, coloré, mélangé pour ne plus être identifiable. Les Doigts se veulent innocents de tout, même de l'assassinat des bêtes qu'ils consomment.
Mais l'instant n'est pas à la réflexion. Devant elles, des champignons s'alignent en demi-cercles comme autant de marches d'escalier autour du tronc. Les fourmis prennent leur souffle et montent.
103e aperçoit des signes gravés à même l'arbre: «Richard aime Liz», inscrit dans un cœur percé d'une flèche. 103e ne sait pas décrypter l'écriture doigtesque, elle comprend seulement que l'agression d'un canif fait souffrir l'arbre. La flèche ne déclenche pas les sanglots du cœur fictif, en revanche, l'éraflure fait pleurer l'arbre d'une larme de résine orange.
L'escouade contourne un nid d'araignées sociales. Des corps fantomatiques y sont accrochés, sans tête ou sans membres, noyés dans une forêt de soie blanche. Les Belo-kaniennes montent encore dans les hauteurs de la large tour chênienne. Enfin, vers les étages médians, elles découvrent comme une fruit rond, dont la base est prolongée d'un tube.
C'est le guêpier du grand chêne , indique 16e, en dardant son antenne droite en direction du fruit de papier.
103e s'immobilise. La nuit tombant, les fourmis décident de se mettre à l'abri d'un nœud du bois. Elles reviendront demain.
103e a du mal à dormir.
Est-il possible que son sexe futur soit contenu à l'intérieur de cette boule de papier? Est-il possible que son accession au statut de princesse soit là, à portée de patte?
MOBILITÉ SOCIALE : Les Incas croyaient au déterminisme et aux castes. Chez eux, pas de problème d'orientation professionnelle: la profession était déterminée par la naissance. Les fils d'agriculteurs deviendraient obligatoirement agriculteurs, les fils de soldats, soldats. Pour éviter tout risque d'erreur, la caste était d'emblée inscrite dans le corps des enfants. Pour cela les Incas plaçaient les têtes à la fontanelle molle propre aux nouveau-nés dans des étaux spéciaux en bois qui modelaient leurs crânes. Ces étaux plats donnaient ainsi la forme désirée aux têtes des enfants: carrées pour ceux de roi, par exemple. L'opération n'était pas douloureuse, pas plus en tout cas que celle qui consiste à faire porter un appareil dentaire pour obliger les dents à pousser dans un certain sens. Les crânes mous se solidifiaient dans le moule de bois. Ainsi, même nus et abandonnés, les fils de rois restaient rois, reconnais-sablés par tous puisqu'ils étaient seuls à pouvoir porter les couronnes, elles-mêmes de forme carrée. Quant aux crânes des enfants de soldats, ils étaient moulés de façon à prendre une forme triangulaire. Pour les fils de paysans, c'était une forme pointue. La société inca était ainsi rendue immuable. Aucun risque de mobilité sociale, pas la moindre menace d'ambition personnelle, chacun portait imprimés à vie, sur son crâne, son rang social et sa fonction professionnelle.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Les élèves s'installèrent chacun à leur place et, dans un bel ensemble, sortirent leur cahier et leur stylo. C'était l'heure du cours d'histoire.
Comme s'il ne s'était rien passé l'autre soir, Gonzague Dupeyron et ses deux acolytes ne jetèrent aucun regard à Julie et aux Sept Nains quand ils remontèrent l'allée pour s'asseoir côte à côte.
En grosses lettres blanches sur le tableau noir, le professeur d'histoire inscrivit: «La Révolution française de 1789», puis, sachant qu'il ne faut jamais longtemps tourner le dos à une classe, il se retourna pour toiser les élèves et sortit une liasse de feuillets de sa serviette.
– J'ai corrigé vos copies.
Parcourant les travées, il les distribua à leurs auteurs avec, pour chacun, de brefs commentaires. «Soignez davantage votre orthographe», «Quelques progrès», «Désolé, Cohn-Bendit, ce n'était pas en 1789 mais en 1968.»
Il avait commencé par les notes les plus élevées et continuait en ordre décroissant. Il en était à 3 sur 20 et Julie n'avait toujours pas récupéré sa copie.
La sentence tomba comme un couperet:
– Julie: 1 sur 20. Je ne vous ai pas mis zéro car vous développez une théorie assez particulière à propos de Saint-Just qui serait, selon vous, le pourrisseur de la Révolution.
Comme pour montrer qu'elle assumait totalement ses opinions, Julie leva la tête.
– Je le pense, en effet.
– Qu'avez-vous donc contre cet excellent Saint-Just, un homme charmant, très cultivé et qui devait probablement avoir obtenu de meilleures notes que vous sur les bancs de l'école?
– Saint-Just, dit Julie sans se départir de son calme, pensait impossible de réussir une révolution sans violence. Il l'a écrit: «La Révolution vise à améliorer le monde et si certains ne sont pas d'accord avec elle, il faut les éliminer.»
– Je constate avec plaisir que vous n'êtes pas totalement ignare. Au moins, vous avez en tête quelques citations.
La jeune fille ne pouvait pas lui avouer qu'elle avait forgé ses idées sur Saint-Just à la lecture de l' Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu .
– Mais cela ne change rien sur le fond, reprit le professeur. Évidemment, Saint-Just avait raison sur le fond, il est impossible de faire une révolution sans violence…
Julie plaida:
– Je crois, moi, que dès que l'on tue, dès qu'on force les gens à faire ce qu'ils n'ont pas envie de faire, on prouve qu'on manque d'imagination, qu'on est incapable de trouver d'autres façons de répandre ses idées. Il existe sûrement des moyens de faire une révolution sans violence.
Intéressé, l'enseignant provoqua sa jeune interlocutrice:
– Im-po-ssible. De révolution non violente, l'histoire n'en connaît pas. Les deux mots sont pratiquement antinomiques.
– Dans ce cas, elle reste à inventer, lança Julie sans se démonter.
Zoé vint à sa rescousse:
– Le rock'n' roll, l'informatique… ce sont bien des révolutions sans violence qui ont transformé les mentalités sans effusion de sang.
– Ce ne sont pas des révolutions! s'offusqua le professeur. Le rock'n' roll et l'informatique n'ont en rien modifié la politique des pays. Ils n'ont pas chassé les dictateurs, ils n'ont pas donné davantage de liberté aux citoyens.
– Le rock a changé davantage la vie quotidienne des individus que la Révolution de 1789 qui, en fin de compte, n'a abouti qu'à plus de despotisme, reprit Ji-woong.
– Avec le rock, on peut renverser la société, renchérit David.
L'ensemble de la classe s'étonna de voir Julie et les Sept Nains s'accrocher à des convictions ignorées de leur livre d'histoire.
Le professeur retourna à son bureau, se cala confortablement dans son fauteuil, comme pour affirmer ses propres opinions.
– Très bien, ouvrons le débat. Puisque notre groupe de rock local tient à remettre en question la Révolution française, allons-y! Parlons de révolutions.
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