Un proverbe dit: «Si tu étais capable d'écrire parfaitement le mot armoire, tu recevrais le meuble sur la tête.»
Les Chinois ont eu le même sentiment. Au deuxième siècle après J.-C, le plus grand peintre de son temps, Wu Daozi, fut convoqué par l'Empereur qui lui demanda de dessiner un dragon parfait. L'artiste le peignit en entier sauf les yeux. «Pourquoi as-tu oublié les yeux?» interrogea l'Empereur. «Parce que si je dessinais les yeux, il s'envolerait», répondit Wu Daozi. L'Empereur insista, le peintre traça les yeux et la légende prétend que le dragon s'envola.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
51. EMISSAIRES DES NUAGES
103e et ses compagnes s'exténuent depuis plusieurs minutes à se battre contre les criquets. La poche abdominale à acide de 103e est presque vide. La vieille fourmi n'a pas d'autre choix que de frapper à la mandibule, et c'est encore plus fatigant.
Les criquets n'offrent pas de réelle résistance. Ils ne se battent même pas. C'est leur multitude qui constitue une menace car, sans arrêt, ils pleuvent des cieux en une sinistre grêle de pattes et de mandibules affamées.
Aucun répit à cette pluie terne.. Sur plusieurs couches, peut-être six ou sept épaisseurs de criquets migrateurs, le sol est maintenant recouvert d'insectes à perte de vue. 103e lance ses mandibules dans la masse et tranche, tranche, tranche les corps comme une faucheuse. Elle n'a pas franchi victorieusement tant d'obstacles pour céder face à une espèce dont la seule intelligence consiste à produire des enfants en masse.
Chez les Doigts, se souvient-elle, quand il y a surpopulation humaine, les femelles avalent des hormones, appelées pilules, pour être moins fertiles. C'est cela qu'il faudrait faire: gaver de pilules ces criquets envahissants. Quel mérite de fabriquer vingt enfants là où l'on n'en a besoin que d'un ou deux? Où réside l'intérêt de pondre une population massive alors qu'on sait pertinemment qu'on ne pourra ni la soigner ni l'éduquer, et qu'elle ne pourra croître qu'en parasitant toutes les autres espèces?
103e refuse de se soumettre à la dictature de ces pondeuses frénétiques. Les tronçons de criquets volent autour d'elle. À force de tuer, ses mandibules sont prises de crampes.
Un rayon de soleil perce soudain le sombre nuage et illumine un myrtillier. C'est un signe. 103e s'empresse d'y grimper avec ses acolytes. Pour se redonner vigueur et vaillance, elles se gavent de baies qui éclatent, ballons bleu marine, sous la pointe en canif de leurs mandibules.
Fuir est la solution.
103e tente de retrouver son calme. Elle lève ses antennes vers le ciel. Le sol n'est qu'une écume d'élytres mais, là-haut, la pluie de criquets s'est arrêtée et le soleil est réapparu. Pour reprendre courage, elle fredonne l'antique chanson belokanienne:
Soleil, pénètre nos carcasses creuses
Remue nos muscles endoloris
Et unis nos pensées divisées.
Les treize fourmis sont suspendues à l'extrémité des branches les plus élevées du myr illier et le flot de criquets les rejoint. Elles sont comme sur une aiguille au milieu d'une mer de dos gesticulants.
Septième étage. Sans ascenseur, c'est fatigant. Elles reprirent leur souffle sur le palier. Cela faisait du bien d'arriver. Là-haut, elles se sentaient à l'abri des périls rampants de la rue.
C'était l'avant-dernier étage, mais les remugles des ordures délaissées par les éboueurs grévistes y parvenaient quand même. La jeune fille blonde aux cheveux mi-longs chercha ses clefs au fond de la grande poche qui lui servait de sac et, après avoir longtemps fouillé dans une masse de petits objets hétéroclites, en sortit victorieusement un gros trousseau.
Elle ouvrit les quatre serrures de sa porte puis donna un bon coup d'épaule «parce que le bois avait gonflé à cause de l'humidité et que la porte bloquait».
Chez Francine, il n'y avait que des ordinateurs et des cendriers. Ce qu'elle nommait pompeusement son «appartement» n'était en fait qu'un minuscule studio. Une inondation ancienne chez les voisins du dessus avait orné le plafond d'une auréole suintante. C'est une règle dans les immeubles: les voisins du dessus laissent toujours déborder leur baignoire. Ceux du dessous bloquent le vide-ordures avec des sacs-poubelle trop volumineux.
Le papier peint était marron. Francine ne devait pas consacrer beaucoup de temps à son ménage. Partout, la poussière s'accumulait. Julie jugea l'ensemble plutôt déprimant.
– Fais comme chez toi, installe-toi, lui dit Francine en lui désignant un fauteuil défoncé, récupéré sans doute dans une décharge.
Julie s'assit et Francine remarqua que son genou suppurait.
– C'est les blessures que t'ont infligées les Rats noirs?
– Je ne souffre pas mais c'est comme si je sentais chacun de mes os à l'intérieur. Comment t'expliquer? C'est comme si je prenais conscience de l'existence de mes genoux. Je perçois mes rotules, mes articulations, tout ce système compliqué qui permet à deux os de fonctionner ensemble.
Francine examina la plaie et son pourtour livide et se demanda si Julie n'était pas un peu masochiste. Elle avait l'air d'aimer sa blessure parce qu'elle lui rappelait que son genou existait…
– Dis-don \ tu te drogues à quoi, toi? demanda Francine. Tu fumes de la moquette? Je vais quand même t'arranger ça. Je dois bien avoir du coton et du mercurochrome quelque part.
Avec des ciseaux, Francine coupa d'abord la longue jupe de Julie qui collait à la plaie et, sans violence cette fois, la jeune fille aux yeux gris clair dévoila ses cuisses.
– Ma jupe est définitivement fichue!
– Tant mieux, rétorqua l'autre en la soignant. Comme ça, on verra enfin tes jambes. En plus, elles sont jolies. Première concession à la féminité: montre-les. Ta plaie séchera plus vite.
Francine alluma ensuite une cigarette de sensemillia et la lui tendit:
– Je vais t'apprendre à t'enfuir dans ta tête. Je ne sais peut-être pas faire grand-chose, mais j'ai appris à vivre dans plusieurs réalités parallèles et, crois-moi, ma vieille, c'est super d'avoir le choix. Dans la vie, tout te déçoit sauf si tu parviens à zapper entre les réalités, et là c'est plus supportable.
Elle se dirigea vers ses ordinateurs. Lorsqu'elle alluma ses écrans, la pièce se transforma en un cockpit d'avion supersonique. Des voyants clignotaient, des disques durs grésillaient et on oubliait la misère des murs.
– Tu as une superbe collection d'ordinateurs, admira Julie.
– Oui, toute mon énergie et toutes mes économies y passent. Ma passion, c'est les jeux. Je mets un vieux mor ceau de Genesis en fond sonore, je m'allume un petit joint et puis je m'amuse à fabriquer des mondes artificiels. Actuellement, c'est Évolution qui me plaît le plus. Avec ce programme, tu reconstitues des civilisations et tu les envoies guerroyer les unes contre les autres. En même temps, tu leur développes un artisanat propre, une agriculture, une industrie, un commerce, tout, quoi! Ça passe agréablement le temps et ça donne l'impression de refaire l'histoire de l'humanité. Tu veux essayer?
– Pourquoi pas?
Francine lui expliqua comment mettre en place des cultures, commander la progression technologique, diriger les guerres, bâtir des routes, envoyer des explorateurs sur les mers, passer des accords diplomatiques avec les civilisations voisines, lancer des caravanes de commerçants, utiliser des espions, ordonner des élections, prévoir les effets pervers, les conséquences à court, long et moyen terme.
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