Si la mayonnaise est ratée, on peut la rattraper en rajoutant une cuillerée de moutarde qu'on ajoutera peu à peu, en tournant, au mélange d'huile et d'œuf mal amalgamé dans le saladier. Attention: tout est dans la progression.
Outre l'aliment, la technique de la mayonnaise est à la base du fameux secret de la peinture à l'huile flamande. Ce sont les frères Van Eyck qui au quinzième siècle eurent l'idée d'utiliser ce type d'émulsion pour obtenir des couleurs d'une opacité parfaite. Mais en peinture on utilise non plus un mélange eau-huile-jaune d'œuf, mais un mélange eau-huile-blanc d'œuf.
Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu , tome III.
Pour sa troisième visite à la pyramide, le commissaire Maximilien Linart s'était muni d'un matériel de détection qu'il sortit de sa besace. Parvenu au pied de la construction, il en tira un micro amplificateur. Il l'appliqua contre la paroi et écouta.
Des détonations encore, des rires, une sonatine au piano, des applaudissements.
Il tendit mieux l'oreille. Des gens parlaient.
– …omment avec seulement six allumettes dessiner non pas quatre, ni six mais bien huit triangles équilateraux de taille égale, sans coller, plier, ni casser les allumettes?
– Pouvez-vous me donner une nouvelle phrase pour m'aider?
– Bien sûr. Vous connaissez le principe de notre jeu. Vous avez le droit de revenir plusieurs jours de suite et, à chaque fois, nous vous fournirons un nouvel élément pour vous aider. Aujourd'hui, la phrase est la suivante: «Pour trouver… il suffit de réfléchir.»
Maximilien reconnut l'énigme des six allumettes que proposait actuellement l'émission «Piège à réflexion». Tous ces sons ne provenaient que d'une télévision allumée!
Celui, celle ou ceux qui se trouvaient à l'intérieur de cette pyramide sans porte ni fenêtres regardaient tout bonnement la télévision. Le policier se livra à diverses conjectures. La plus probable, c'était encore un ermite emmuré là afin de pouvoir passer le restant de ses jours face à un téléviseur, sans être dérangé. Il devait disposer de réserves de nourriture, peut-être même était-il sous perfusion, et il restait là, face à son écran, le volume au maximum.
«Dans quel monde de fous nous vivons», songea le commissaire. Certes, la télévision prenait de plus en plus d'importance dans la vie des gens, partout fleurissaient des antennes sur les toits, mais de là à s'enfermer dans une prison sans porte ni fenêtres pour mieux la regarder… Quel être humain était assez dément pour choisir semblable forme de suicide?
Maximilien Linart mit ses mains en porte-voix et se colla contre la paroi.
– Qui que vous soyez, ordonna-t-il, vous n'avez pas le droit de rester là. Cette pyramide a été bâtie dans une zone protégée, interdite à la construction.
Instantanément, les bruits cessèrent. Le son avait été coupé. Plus d'applaudissements. Plus de rires. Plus de crépitements de mitrailleuse. Plus de «Piège à réflexion». Mais pas de réponse non plus.
Le commissaire réitéra son appel:
– Police! Sortez! C'est un ordre!
Il entendit un bruit sourd, comme une petite trappe qui s'ouvrait quelque part. À tout hasard, il sortit son revolver, inspecta les environs, refît le tour de la pyramide.
Sentir la crosse d'acier dans sa main lui donnait un sentiment d'invincibilité. Mais le revolver n'était pas un atout: c'était un handicap. Il le rendait moins attentif. Maximilien ne perçut donc pas l'infime bourdonnement derrière lui.
Bzzz… bzzz.
Il ne prit pas garde non plus à la petite piqûre dans son cou, une fraction de seconde plus tard.
Il fit encore trois pas et sa bouche s'ouvrit toute grande, sans qu'il parvienne à proférer un son. Ses yeux s'écar-quillèrent. Il s'effondra sur les genoux, lâcha son arme et, tête en avant, s'étala de tout son long.
Avant de fermer les yeux il vit les deux soleils, le vrai et celui que reflétait le miroir de la paroi. Il ne put retenir le poids de ses paupières qui tombèrent comme un lourd rideau de théâtre.
55. ILS SONT DES MILLIONS
Le niveau de la mer de criquets ne cesse de monter.
Vite, vite, trouver une idée. Quand on est une fourmi il faut toujours trouver des idées originales pour survivre. Suspendues à l'extrémité des dernières branches du myrtillier, les treize fourmis se regroupent et joignent leurs antennes. Leur esprit collectif se partage entre panique et envie de tuer. Certaines sont déjà résignées à mourir. Pas 103e. Elle a peut-être une solution: la vitesse.
Les carapaces des criquets forment en bas un tapis discontinu mais en galopant dessus suffisamment vite, pourquoi ne pas s'en servir comme d'un support? Lors de sa traversée du fleuve, la vieille guerrière a vu des insectes courir sans s'enfoncer à la surface, accomplissant simplement un nouveau pas à chaque fois qu'ils s'apprêtaient à couler.
L'idée paraît tout à fait saugrenue, les dos de criquets ne ressemblant en rien à la surface d'un fleuve. Mais puisque personne n'a d'autre suggestion et que l'arbrisseau commence à ployer sous les assauts des acridiens, on décide de tenter le tout pour le tout.
103e s'élance la première. Elle fonce sur le dos des criquets si promptement qu'ils n'ont pas le temps de comprendre ce qui se passe. De toute façon, ils sont tellement occupés à manger et à se reproduire qu'ils ne prêtent que peu d'attention à cette présence fugace sur leur dos.
Les douze plus jeunes suivent. On zigzague entre les antennes et les cuissots repliés qui dépassent des dos. À un moment, 103e dérape sur une carapace en mouvement et 5e la retient de justesse par la collerette de son corselet. Les Belokaniennes galopent de leur mieux, mais la distance est longue.
Des dos de criquets, rien que des dos de criquets à perte de vue. Un lac, une mer, un océan de dos de criquets.
Les fourmis rousses filent au-dessus de la foule. Ça cahote pas mal. À côté d'elles, les arbustes fondent sous les mandibules acridiennes. Noisetiers et autres groseilliers se délitent sous la pluie vivante et corrosive.
Enfin, la troupe myrmécéenne distingue au loin l'ombre rassurante de grands arbres. Ceux-là forment des donjons de résistance difficiles à ronger. Le flot des criquets a été stoppé là par ces potentats végétaux. Encore un effort et les fourmis y parviendront.
Ça y est! Elles y sont. Les exploratrices abordent à une longue branche basse et s'empressent de monter.
Sauvées!
Le monde retrouve momentanément sa normalité. Qu'il est agréable de reprendre patte sur un arbre ferme après avoir navigué si longtemps dans les lacs de sable du désert et la mer mouvante des dos de criquets!
Elles se réconfortent en échangeant caresses et nourriture. Elles tuent un criquet isolé et le mangent. Avec ses percepteurs de champs magnétiques, 12e fait le point et détermine la direction du grand chêne. Aussitôt, la troupe se remet en marche. Pour éviter le sol, où la marée de criquets se répand encore par-dessus les racines, les fourmis cheminent en altitude, de branche en branche.
Enfin se dresse devant elles un arbre immense. Si les grands arbres sont des donjons, le grand chêne est assurément la plus large et la plus haute de ces tours. Son tronc est si large qu'il en paraît plat. Ses branchages sont si hauts qu'ils masquent le ciel.
Les treize fourmis foulent l'épaisse moquette de velours formée par la colonie de lichens qui recouvre la face septentrionale du grand chêne.
Chez les fourmis on prétend que ce grand chêne a douze mille ans d'âge. C'est beaucoup. Mais celui-ci est vraiment particulier. En tout point de son écorce, de ses feuilles, de ses fleurs, de ses glands il recèle de la vie. En bas, les Belokaniennes croisent toute une faune chê-nienne. Des charançons cigariers forent des trous dans les glands au moyen de leurs rostres pour pondre des œufs de quelques millimètres. Des cantharides aux élytres métalliques dégustent des rameaux encore tendres tandis que des larves de grand capricorne du chêne creusent des galeries dans la partie centrale de l'écorce. Des chenilles de géomètres ou de phalènes grossissent dans des feuilles roulées en cornets et liées en paquets par leurs parents.
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