– Même si l'on parvient à parler à un animal, il n'est pas dit qu'on comprenne son propos. Les fourmis n'ont pas la même perception du monde que nous et il faut toujours tout redéfinir et décomposer jusqu'à sa plus simple expression. Rien que pour faire comprendre le mot «table», il faut expliquer «support plat en bois, équipé de quatre pieds et utilisé pour manger». Nous utilisons, entre nous humains, une masse énorme de sous-entendus et c'est en s'adressant à une autre espèce intelligente qu'on s'aperçoit qu'on ne sait plus parler clairement.
Arthur précisa encore que cette 6 142e n'était pas à mettre au rang des plus stupides parmi les fourmis. Certaines ne faisaient qu'émettre des «au secours» dès qu'il les plaçait dans la boîte à dialoguer.
– Cela dépend des individus.
Le vieil homme évoqua avec nostalgie 103e, une fourmi extraordinairement douée qu'il avait connue jadis. Non seulement elle entretenait des conversations avec un grand sens de la repartie mais elle parvenait à saisir certains concepts abstraits typiquement humains.
– 103e, c'était le Marco Polo fourmi. Mais plus encore que cet explorateur elle avait une ouverture d'esprit incroyable. Sa curiosité était insatiable et elle n'entretenait presque aucun a priori sur nous, se souvint Jonathan Wells.
– Et savez-vous comment elle nous appelait? soupira Arthur. Les «Doigts». Parce que les fourmis ne nous voient pas en entier. Tout ce qu'elles distinguent des humains, c'est le doigt qui fonce vers elles pour les écraser.
– Quelle image elles doivent se faire de nous! remarqua David.
– Justement, ce qu'il y avait de bien avec 103e, c'était qu'elle voulait sincèrement savoir si nous étions des monstres ou des «animaux sympathiques». Je lui ai fabriqué une télévision à sa mesure afin qu'elle voie les hommes en leur entier vaquer partout de par le monde à leurs occupations.
Julie tenta d'imaginer le choc que cela avait dû être pour la fourmi. C'était comme si on lui avait présenté à elle, d'un coup, la société des fourmis vue de l'intérieur et sous une multitudes d'angles. Les guerres, le commerce, l'industrie, les légendes…
Laetitia Wells alla chercher un portrait de cette fourmi exceptionnelle. Les gens du troisième volume s'étonnèrent d'abord qu'un cliché de fourmi puisse être différent d'un autre cliché de fourmi mais, à force de le fixer, ils finirent par distinguer quelques traits particuliers dans le «visage» de cette 103e.
Arthur s'assit.
– Joli profil, hein? 103e était trop aventurière, trop visionnaire, trop consciente de son rôle planétaire pour se contenter de rester enfermée dans un aquarium à écouter nos blagues, à regarder les films hollywoodiens romantiques, et à voir défiler les tableaux du Louvre. Elle s'est évadée.
– Après tout ce que nous avions fait pour elle! Nous pensions nous en être fait une amie, et elle nous a abandonnés, dit Laetitia.
– C'est vrai, on s'est sentis orphelins de 103e. Ensuite, nous avons réfléchi, reprit Arthur. Les fourmis sont des animaux sauvages. Nous ne pourrons jamais les apprivoiser. Tous les êtres sur cette planète sont libres et égaux en droits. Nous n'avions aucune raison de garder 103e prisonnière.
– Et où est-elle maintenant, cette fourmi si spéciale?
– Quelque part dans la vaste nature… Avant de s'en aller, elle nous a laissé un message.
Arthur prit une coquille d'œuf de fourmi et la mit en contact avec les antennes synthétiques. L'ordinateur traduisit le message olfactif comme si l'œuf était vivant et s'adressait à eux.
Chers Doigts,
Ici, je ne suis d'aucune utilité.
Je pars dans la forêt pour avertir les miennes que vous existez et que vous n 'êtes ni des monstres ni des dieux
Pour moi, vous n 'êtes «qu 'autre chose», de parallèle à nous.
Nos deux civilisations doivent coopérer et je ferai tout pour convaincre les miennes d'entrer en contact avec vous.
Essayez de faire de même de votre côté. Signé 103e.
– Elle parle drôlement bien notre langue, s'étonna Julie.
– C'est l'ordinateur qui arrange les tournures des phrases, mais il doit y avoir déperdition à la traduction, reconnut Laetitia. Durant son séjour ici, 103e s'est donné beaucoup de mal pour appréhender les principes de notre langage parlé. Elle a tout compris sauf, selon son propre aveu, trois notions.
– Lesquelles?
– L'humour, l'art, l'amour.
Les yeux mauves de Laetitia se posèrent sur le visage du Coréen.
– Ces notions sont très difficiles à saisir pour des non-humains. Les derniers temps, nous étions tous en train de collectionner des blagues à l'intention de 103e, mais notre humour est trop «humain». Il aurait fallu que nous sachions s'il existe un humour typiquement myrmé-céen. Par exemple, des histoires de hannetons qui s'emmêlent les pattes dans des toiles d'araignées ou de papillons qui décollent avec des ailes encore humides et fripées et qui s'écrasent…
– Il y a là un vrai problème, reconnut Arthur. Qu'est-ce qui peut bien faire rire une fourmi?
Ils revinrent vers la machine à dialoguer et les fourmis cobayes qui n'arrêtaient pas de s'agiter.
– Depuis l'évasion de 103e, on est bien obligés de faire avec ce qu'on a, dit Arthur.
À la fourmi dans la boîte de verre, il demanda:
– Tu sais ce qu'est l'humour, toi?
– Quel humour? émit la fourmi.
L'humour, ce doit être quelque chose d'extraordinaire.
Dans la chaleur du bivouac, Princesse 103e évoque pour ses compagnes un autre aspect du monde des géants qu'elles vont bientôt rencontrer. Pour ne pas être écrasées par la chaleur, elles se sont regroupées en une masse suspendue à une branche. Tout autour de la sexuée, la horde entière de la grande marche s'est rassemblée en une sphère vivante, à l'écoute de ses révélations.
À cause de l'humour, les Doigts sont secoués de spasmes au récit d'histoires d'«Esquimaux sur la banquise» ou de «mouche dont on coupe les ailes».
Les quelques mouches présentes ne relèvent pas.
Princesse 103e, aux effluves qui montent vers elle, se rend compte que l'humour n'intéresse pas vraiment son auditoire et, pour conserver son attention, elle change de thème.
Elle explique que le Doigt n'a pas de carapace dure pour protéger l'extérieur de son organisme, il est donc beaucoup plus fragile qu'une fourmi. Une fourmi est capable de porter jusqu'à soixante fois son poids tandis que le Doigt soulève au plus un poids équivalent au sien. De plus, une fourmi peut chuter sans dommage d'une hauteur de deux cents fois sa taille alors qu'un Doigt mourra s'il tombe d'une hauteur de ne serait-ce que trois fois sa taille.
L'auditoire, ou plutôt l'olfactoire, suit avec application les vapeurs phéromonales de Princesse 103e et toutes les fourmis sont contentes d'apprendre que, malgré leur taille imposante, les Doigts sont vraiment très chétifs.
La princesse explique ensuite comment les Doigts se tiennent en équilibre vertical sur leurs pattes arrière et 10e prend des notes pour sa phéromone zoologique.
MARCHE:
Les Doigts marchent sur leurs deux pattes postérieures.
Ils peuvent ainsi apercevoir leurs congénères par-dessus des broussailles.
Pour réussir cette prouesse, les Doigts écartent légèrement leurs membres inférieurs, basculent leur articulation abdominale pour déplacer leur centre de gravité vers l'avant et s'aident de leurs membres supérieurs pour trouver l'équilibre.
Bien que cette position soit inconfortable, les Doigts peuvent la tenir pendant de longs laps de temps.
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