– Allô… (voix pâteuse)
– Allô, c'est Marianne.
– Quelle heure il est là? Où tu es? (voix agacée)
– Je suis au Milton tu peux venir me chercher?
– Qu'est-ce qui se passe? qu'est-ce que tu as? (voix inquiète) Je répète:
– Tu peux venir me chercher? Appel de phares au fond du parking.
– Allez monte ma grande, me dit ma soeur.
– Mais t'es venue en chemise de nuit de grand-mère!!!
– Ben j'ai fait au plus vite je te ferais remarquer!
– T'es venue au Milton avec la chemise de nuit transparente de Bonne-Maman! lui dis-je en me bidonnant.
– Primo, je vais pas sortir de la voiture comme ça, secundo, elle est pas transparente, elle est ajourée, on t'a pas appris ça chez Pramod?
– Mais si t'as une panne d'essence? Sans compter qu'il y a sûrement des vieux prétendants à toi dans le coin…
– Montre… où ça? (intéressée)
– Regarde, là, c'est pas "Poêle Tefal" par hasard…?
– Pousse-toi un peu… Ah si! t'as raison… Mon Dieu qu'il est laid, il est encore plus laid qu'avant.
– Qu'est-ce qu'il a comme caisse maintenant?
– Une Opel.
– Ah! je vois, "The Opel touch" c'est marqué sur le pare-brise arrière…
Elle me regarde, on se marre comme des baleines. On est ensemble et on se marre: 1° au bon temps.
2° à "Poêle Tefal" (parce qu'il ne voulait surtout pas s'attacher) 3° à son Opel customisée 4° à son volant en moumoute
5° à son perfecto qu'il ne met que le week-end et au pli impeccable de son jean 501 que sa maman réussit en appuyant bien fort sur le fer. Ca fait du bien.
Ma soeur, avec sa caisse de bourge, fait crisser ses pneus sur le parking du Milton, les visages se retournent, elle me dit: "Je vais me faire engueuler par Jojo, ça les abîme… "
Elle rit.
J'enlève mes lentilles et j'incline le siège.
On entre sur la pointe des pieds parce que Jojo et les enfants dorment.
Ma soeur me sert un gin-tonic sans Schweppes et elle me dit:
– Qu'est-ce qui tourne pas rond?
Alors moi je lui raconte. Mais sans trop y croire parce que ma soeur est assez nulle comme conseillère psychologique.
Je lui dis que mon coeur est comme un grand sac vide, le sac, il est costaud, y pourrait contenir un souk pas possible et pourtant, y'a rien dedans.
Je dis un sac, je ne parle pas des petits pochons minables de supermarché qui craquent tout le temps, non. Mon sac… enfin comme je l'imagine… y ressemblerait plutôt à ces gros machins canés, rayés blanc et bleu que les Grosses Mamas noires portent sur leur tête du côté de Barbés…
– Eh ben… on n'est pas dans la merde, me dit ma soeur en nous resservant un verre.
J'ai baisé des milliers de filles et la plupart, je ne me souviens pas de leur visage.
Je ne te dis pas ça pour faire le malin. Au point où j'en suis avec tout le fric que je gagne et tous ces lèche-culs que j'ai sous la main, tu penses bien que j'ai plus besoin de caqueter dans le vide.
Je le dis comme ça parce que c'est vrai. J'ai trente-huit ans et j'ai oublié presque tout dans ma vie. C'est vrai pour les filles et c'est vrai pour le reste.
Ca m'est arrivé de retomber sur un vieux magazine du genre de ceux que tu peux te torcher le cul avec et de me voir sur une photo avec une poule à mon bras.
Alors je lis la légende et je me rends compte que la fille en question s'appelle Laetitia ou Sonia ou je ne sais pas quoi, je regarde la photo encore une fois comme pour me dire: "Ah oui bien sûr Sonia, la petite brune de la Villa Barclay avec ses piercings et son odeur de vanille… " Mais non. C'est pas ça qui me revient.
Dans ma tête je répète "Sonia " comme un con et je repose le magazine en cherchant une clope.
J'ai trente-huit ans et je vois bien que ma vie part en couilles. Là-haut ça s'écaille tout doucement. Un coup d'ongle et c'est des semaines entières qui partent à la poubelle. Je vais même te dire, un jour où j'entendais parler de la guerre du Golfe, je me retourne et je dis:
– C'était quand la guerre du Golfe?
– En 91, on me répond, comme si j'avais besoin du Quid pour une précision… Mais la vérité, putain, c'est que j'en avais jamais entendu parler.
A la poubelle la guerre du Golfe.
Pas vu. Pas entendu. Là, c'est toute une année qui ne me sert plus à rien.
En 1991, j'étais pas là.
En 1991, j'étais sûrement occupé à chercher mes veines et j'ai pas vu qu'y avait une guerre. Tu me diras je m'en fous. Je te dis la guerre du Golfe parce que c'est un bon exemple.
J'oublie presque tout.
Sonia, tu m'excuses mais c'est vrai. Je ne me souviens plus de toi.
Et puis j'ai rencontré Ambre.
Rien qu'à dire son nom, je me sens bien.
Ambre.
La première fois que je l'ai vue, c'était au studio d'enregistrement de la rue Guillaume-Tell. On était dans la colle depuis une semaine et tout le monde nous prenait la tête avec des histoires sordides de fric parce qu'on était en retard.
On peut pas tout prévoir. Jamais. Là, on pouvait pas prévoir que le super mixeur qu'on avait fait venir à prix d'or des States pour faire plaisir aux grosses Westons de la maison de disques allait nous claquer dans la main au premier rail.
– La fatigue et le décalage horaire n'ont pas dû l'arranger, a dit le toubib.
Evidemment, c'était des conneries, le décalage horaire n'avait rien à voir là-dedans.
Le ricain avait simplement eu les yeux plus gros que le ventre et c'était tant pis pour lui. Maintenant il avait l'air d'un con avec son contrat "pour faire danser les petites Frenchies"…
C'était un sale moment. Je n'avais pas vu la lumière du jour depuis plusieurs semaines et je n'osais plus passer mes mains sur ma figure parce que je sentais que ma peau allait craquer on se fissurer, ou un truc comme ça.
A la fin je n'arrivais même plus à fumer parce que j'avais trop mal à la gorge.
Fred me faisait chier depuis un moment avec une copine de sa soeur. Une fille photographe qui voulait me suivre pendant une tournée. En free-lance mais pas pour vendre les photos après. Juste pour elle.
– Eh Fred, lâche-moi avec ça…
– Attends, mais qu'est-ce que ça peut te foutre que je l'amène ici un soir, hein? qu'est-ce que ça peut te foutre?!
– J'aime pas les photographes, j'aime pas les directeurs artistiques, j'aime pas les journalistes, j'aime pas qu'on soit dans mes pattes et j'aime pas qu'on me regarde. Tu peux comprendre ça, non?
– Merde, sois cool, juste un soir, deux minutes. T'auras même pas à lui parler, si ça se trouve tu la verras même pas. Fais ça pour moi, merde. On voit que tu connais pas ma soeur.
Tout à l'heure je te disais que j'oubliais tout, mais ça, tu vois, non.
Elle est arrivée par la petite porte de droite quand tu regardes les tables de mixage. Elle avait l'air de s'excuser en marchant sur la pointe des pieds et elle portait un tee-shirt blanc avec des bretelles toutes fines. De là où j'étais, derrière la vitre, je n'ai pas vu son visage tout de suite mais quand elle s'est assise, j'ai aperçu ses tout petits seins et déjà, j'avais envie de les toucher.
Plus tard elle m'a souri. Pas comme les filles qui me sourient d'habitude parce qu'elles sont contentes de voir que je les regarde.
Elle m'a souri comme ça, pour me faire plaisir. Et jamais une prise ne m'a paru aussi longue que ce jour-là.
Quand je suis sorti de ma cage en verre, elle n'était plus là. J'ai dit à Fred:
– C'est la copine de ta sœur?
– Ouais.
– Comment elle s'appelle?
– Ambre.
– Elle est partie?
– Je sais pas.
– Merde.
– Quoi?
– Rien.
Elle est revenue le dernier jour. Paul Ackermann avait organisé une petite sauterie au studio "pour fêter ton prochain disque d'or", il avait dit, ce con. Je sortais de la douche, j'étais encore torse nu en train de me frotter la tête avec une serviette trop grande quand Fred nous a présentés.
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