Chaque soir, je lisais à Romy La Comtesse sanglante de Valentine Penrose, ouvrage d’une poétesse surréaliste fascinée par les douches de sang frais qui ruisselaient sur Erzsébet Báthory au XVI esiècle. « Belle et imposante, très fière, n’aimant qu’elle-même et toujours en quête, non du plaisir mondain, mais du plaisir amoureux, Erzsébet entourée de flatteurs et de dépravés (…) essayait de saisir, et ne pouvait toucher. Or, vouloir se réveiller de ne pas vivre, c’est ce qui donne le goût du sang, du sang des autres où peut-être se cachait le secret qui, dès sa naissance, lui avait été voilé. » Romy aussi adorait cette histoire ; je lui faisais croire qu’il s’agissait d’une fiction. Son cerveau connecté à la Wi-Fi lui permit toutefois de vérifier que la vampiresse avait réellement bu le sang de centaines d’adolescentes assassinées. Je chantais souvent une Marseillaise transhumaine :
Aux armes, citoyens !
Formez vos bataillons !
Marchons, marchons,
Qu’un sang plus jeune
Abreuve mes sillons.
Romy et Pepper se sont mariés dans la plus stricte intimité à la mairie de Santa Barbara. Le maire était fier de célébrer en toute illégalité la première union humano-robotique dans le but de « faire avancer la société vers l’acceptation des androïdes et le dépassement de la robophobie ». Après la cérémonie, nous avons dévoré des homards grillés sur le Stearns Wharf. Pendant que les jeunes mariés regardaient l’horizon en se tenant par le bras télescopique, je finissais la saison 2 de Fear the Walking Dead , qui se déroule à Los Angeles.
Il n’y avait plus aucune différence entre la réalité autour de nous et la science-fiction. Les films de zombies montrent des morts-vivants en quête de chair fraîche : une fois encore, les scénaristes hollywoodiens avaient tenté de nous avertir.
Dès que Jesse Karmazin publia les premiers résultats de son test vampirique, tous les nouveaux riches de la Silicon Valley se précipitèrent à la porte de sa clinique, Peter Thiel en tête. La presse titra sur l’Age Reversal dans le monde entier. Le Monde : « En Californie, les voitures se rechargent en électricité, et les vieux en sang. » Le New York Times : « Young blood injections : the future of rejuvenation. » Le Figaro Magazine : « Dracula avait-il raison ? » GQ France fit même sa couverture avec ma photo en maillot de bain, avec cette légende en typo jaune vif : « Beigbeder Reloaded. » Bientôt la clinique Ambrosia ne bénéficia plus d’approvisionnement suffisant en plasma jeune pour restaurer la myéline du troisième âge. Le gouvernement américain tenta vainement d’appeler au calme les retraités californiens. Les personnes âgées de tout le territoire américain commencèrent à chercher de nouvelles sources d’hémoglobine régénérante. La police ne pouvait dissuader tous les étudiants, les chômeurs, les miséreux et les toxicomanes du pays de vendre leur sang aux camions de pompage de cette énergie nouvelle. La demande créant l’offre, une chasse commença vers le sud. Les vieux friqués dépensaient des sommes colossales pour une transfusion de jeunesse. Assez rapidement, le commerce du sang bascula dans l’illégalité, tant aux États-Unis qu’au Mexique, puis en Chine et en Europe de l’Est. Des mafias sanguines se développèrent dès l’hiver suivant. Les « blood dealers » vendaient le litre de « young plasma » entre 5 000 et 10 000 $. De nombreuses personnes âgées attrapaient des hépatites mortelles, des leucémies ou le sida, mais ces accidents ne freinaient nullement la demande… Et plus les tarifs du trafic de sang augmentaient, plus le danger grandissait pour les populations adolescentes.
Les premières chasses à la jouvence (« Youth Chases ») furent observées dans la banlieue de L.A. Il y a une logique géographique : ce n’est pas un hasard si les transhumanistes se sont installés sur le terrain de jeux de la Manson Family. Ce n’est pas le surf qui les a attirés en Californie mais l’odeur du sang sacrifié. Le mot « PIGS », écrit sur les murs, annonçait les cochons humanisés qui nous fourniraient bientôt des organes neufs à transplanter, et plus métaphoriquement le devenir-porcin de la néo-humanité sur une planète-auge. Des bandes de trafiquants cannibales s’attaquaient à tout citoyen âgé de moins de vingt ans. Les corps vidés des adolescents étaient enterrés dans le désert du Nevada ; régulièrement, la police découvrait des charniers remplis de peaux tannées, sèches, empilées comme du cuir humain. Une rumeur invérifiable évoquait l’existence d’élevages d’enfants en batterie au Nicaragua pour nourrir des sectes de vieillards zombies. J’avais servi de cobaye à une expérience qui déclenchait une guerre vampirique entre générations. Je m’en souviens comme si c’était hier. « Le sang est un suc tout particulier », dit Méphistophélès (le diable) dans Faust . Rajeunir est impossible sans emprunter la jeunesse d’un autre, le sang d’une vierge, les cellules d’un embryon, se greffer les organes d’un motard mort la veille ou le cœur d’un cochon humanoïde. Le problème de la vie éternelle, c’est qu’elle a besoin de cambrioler le corps d’autrui. Mon nouveau sang n’était pas le mien, il était meilleur que le mien, plus pur, plus frais, plus beau, mais je n’étais plus moi. Léonore avait eu raison de me fuir : mon humanité s’évaporait jour après jour.
Il suffisait d’y penser : la seule chance pour Homo Sapiens de vivre éternellement était de tuer ses propres enfants. Même Dieu avait crucifié son fils. Je n’ai pas été capable de suivre l’exemple évangélique : je ne pouvais pas égorger Romy. C’est pourquoi je suis tombé malade.
« ZAB-CHÖS ZHI-KHRO DGONGS-PA RANG-GRÖL LAS BAR-DOHI THÖS GROL CHEN-MO CHÖS- NYID BAR-DOHI NGO-SPROD BZHUGS-SO. »
Livre des morts tibétain, VIII esiècle après J.-C.
Moralité : mieux vaut mourir jeune. Mais pour moi, il était trop tard.
Mon conseil pratique : s’il est trop tard pour mourir jeune, ne mourez pas du tout.
Durant mes cinq premières décennies, je ne m’intéressais pas à la météo. Je partais travailler sous la pluie, le vent ou le soleil avec la même indifférence. Je me foutais du ciel ; à Paris, je ne le voyais pas. Ma sixième décennie fut très différente : je ne regardais plus que lui, je suivais partout le soleil. Je le voyais se réverbérer sur le goudron blanc, les palmes huileuses et l’océan marine. Vieillir c’est mendier du soleil, même quand on a le sang rebooté, les organes régénérés et le cerveau digitalisé.
Au début des années 2020 (les fameuses « Twenty Twenties » où tout a basculé), la guerre des jeunes contre les vieux était symbolisée par l’affrontement entre Emmanuel Macron et Donald Trump. On sentait, à chaque sommet du G7, que le président américain rêvait de pomper la carotide du chef de l’État français.
Dès que j’ai compris que j’allais mourir, j’ai enregistré cent émissions posthumes à diffuser tous les 31 décembre sur ma chaîne YouTube : « Le Post Mortem Show ». Les revenus publicitaires de ces émissions, les premières animées par un mort, suffiraient à nourrir ma famille durant le XXI esiècle.
Les enfants ont peur de s’endormir parce que le sommeil offre un avant-goût de ce qui nous guette ensuite : une longue nuit, un tunnel obscur où personne n’a laissé la lumière allumée. Mais la mort ne ressemble pas aux songes nocturnes. Comme je suis de la dernière génération de Sapiens… j’aimerais vous décrire ma fin.
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