La visite est plutôt courte, les filles coiffées de charlottes en plastique préparent les gâteaux piment et les beignets d’aubergine, d’autres sont en train de fabriquer un quatre-quarts coiffé d’une épaisse couche de sucre vert épinard, il paraît que c’est ce soir l’anniversaire du directeur. Nous sommes interrompus plusieurs fois par les quolibets de l’Australienne, dans son charabia multilingue, et par les commentaires du chef, un gardien qui a revêtu pour l’occasion un tablier blanc douteux et un bonnet en forme de vol-au-vent. C’est en repartant que j’aperçois Krystal, elle est un peu en retrait, du côté des cuisines, elle parle à un gardien, et quelque chose attire mon attention, Krystal n’est plus la même personne, elle se déhanche et minaude, c’est ce qu’elle faisait naguère avec le fameux pilote, son Daddy du campement de Dong Soo. Notre petit groupe se dirige vers la sortie, mais Krystal est restée en arrière avec le garde, j’ai eu le temps de voir qu’il est jeune, à peine plus âgé qu’elle, mince et frêle dans son uniforme noir, Krystal le domine d’une tête, elle lui parle, il sourit de ses dents très blanches, et ce bref coup d’œil tout à coup m’envoie une décharge, comme si j’avais touché un fil électrique mal isolé dans la douche de ma logeuse. Avant de quitter la salle des cuisines, je me retourne, déjà la foule des détenues cache Krystal à mes yeux, tout cela s’est refermé comme si j’en étais exclu, comme si je n’avais jamais existé. Je serre la main du directeur, il ne se souvient même pas que j’ai parlé de M lle Vinadoo, et lorsque je mentionne son nom, par politesse, pour le remercier d’avoir autorisé cette visite, il sourit d’un air entendu. « Ne vous souciez pas d’elle, elle est entre de bonnes mains. » Je ne suis pas sûr de comprendre, Paul Sadhou explique : « Vous avez remarqué, il y a anguille sous roche avec un de nos gardiens, normalement le règlement l’interdit, mais les sentiments sont plus forts que tout, n’est-ce pas ? » Pour compenser le mauvais effet que ces paroles pourraient avoir sur l’esprit d’un observateur étranger, il ajoute : « Mais c’est en tout bien tout honneur, monsieur Felsen, je pense que cela se terminera par un mariage, c’est ce qu’on peut souhaiter de mieux pour notre jeune pensionnaire. »
Je quitte la forteresse sous le soleil brûlant, à la recherche d’un bus, d’un taxi, n’importe quoi pour m’éloigner au plus vite de ce lieu. La route de la mer, au bas de la colline, gronde et vrombit de camions, de tracteurs, de motos, d’autos. C’est l’heure où chacun retourne vers sa maison. Et moi je me sens étranger, c’est-à-dire très seul.
Le jour est arrivé. Dans la forêt, tout est prêt. C’est une nuit de pluie douce, sans vent, un nuage couvre les sommets des montagnes, s’accroche aux arbres, avance lentement vers l’ouest depuis minuit. C’est à cet instant que les douleurs sont devenues plus fortes, un cri à l’intérieur du corps d’Aditi, une mâchoire qui durcit sa prise, très profond, à la racine de tous les muscles et de tous les nerfs. Dans le chalet du MWF, tout le monde dort, semble-t-il, Aditi regarde les hamacs suspendus aux solives. Ils savent tous, ils s’en doutent. Pourtant ils dorment, Aditi écoute le ronflement de leurs respirations, irrégulier, alterné, un bruit de dortoir d’enfants. Au centre, ils ont blagué sur son gros ventre, peut-être que cela leur fait un peu peur, c’est trop réel. Aditi n’a répondu à personne. Il n’y a que Lisbeth, l’Australienne, elle s’est montrée sympathique. Elle a raconté qu’elle a accouché autrefois toute seule, dans le bush, avec l’aide des femmes aborigènes. Elles lui ont donné des plantes pour masser sa vulve, pour faciliter les contractions, ensuite elle s’est débrouillée toute seule, sauf qu’elle n’a pas pu allaiter sa fille à cause d’un abcès aux mamelons. Elle dit qu’elle est prête à aider, choisir l’endroit, préparer la couche, elle a apporté quelques plantes, des fleurs d’ashoka, des caramboles marron (le Terminalia arjuna ), des graines de brèdes Magam, qu’elle a achetées au longaniste du bazar. Cela fait sourire Aditi, elle n’a pas besoin de tout ça, juste de l’eau et les feuilles des arbres, la montagne et le ciel. Elle n’a pas peur. Maintenant elle sort de la maison sans faire de bruit, elle marche au milieu de la clairière, doucement pour ne pas réveiller les oiseaux dans leurs cages. Un bruit de pas derrière elle, c’est Lisbeth, elle n’a pas dormi cette nuit pour être prête, elle touche le bras d’Aditi, elle l’enlace un peu. Elle chuchote : « Mo vini ? » Aditi s’écarte, elle met sa main sur la bouche de Lisbeth, ça veut dire non, je veux y aller seule, je n’ai besoin de personne. Elle se glisse dans la nuit, les buissons se referment sur elle. Elle marche sur ses sentiers secrets, la plante de ses pieds nus connaît chaque détail du chemin, chaque caillou, évite chaque épine.
Elle se hâte en titubant, les mains soutenant son ventre, elle va jusqu’à son lieu secret, son jardin, en haut de la falaise, près de la cascade Tamarin. Elle a répété la scène souvent, depuis des mois, elle connaît chaque moment de ce qui arrive. Elle descend à croupetons la pente boueuse, il ne faut pas tomber, elle s’accroche aux fougères, aux racines des euphorbes, elle s’agrippe aux rochers. L’odeur de l’eau, l’appel de l’eau, le velours doux des mousses, puis la pierre noire glissante d’algues, une marche pour entrer là où elle s’est baignée depuis le commencement de la grossesse. Un oiseau de nuit qui crie, le froissement d’une bête sauvage, une souris, un lézard, un tandrac peut-être, ou un chat tigré qui chasse le lapin quelque part. La nuit est claire malgré les nuages, la lune répand une lumière diffuse sur les rochers, sur les feuilles des grands arbres, c’est une lueur presque électrique, pense Aditi, des flammes bleues, des tourbillons, des étincelles qui sortent des feuilles d’herbe, des pointes des sagoutiers, des fougères tamarin. Aditi les connaît toutes, ces plantes de son jardin, elle les frôle de la main, elle sent leur souffle sur sa peau nue. Leurs fils, leurs cheveux sur son visage. Ce sont elles qu’elle vient voir, maintenant, elle ne veut personne d’autre. C’est sa nuit, la nuit de Diti, il n’y aura pas de plus belle nuit dans sa vie.
Elle sent sur sa peau les frissons, des vagues qui partent du centre de son ventre, parcourent les muscles et les nerfs, des vagues tantôt douces, elle ferme les yeux pour les attendre, tantôt violentes, cruelles, petites explosions de douleur qui montent jusqu’à son cœur, jusqu’à sa bouche, elle doit serrer les dents pour ne pas crier, pour écraser le gémissement qui sort malgré elle, tout à l’heure elle cassera une branche d’ashoka pour mordre et mâcher la douleur.
Elle y est, c’est maintenant. L’eau noire l’attend, peut-être que cette eau n’a jamais été aussi noire, aussi froide. Au-dessus de la mer, une longue tache rouge flotte dans le ciel du côté de la ville. Aditi a choisi cet endroit parce que c’est loin des hommes, et parce que, malgré la distance, elle voit la lumière de la ville et cela la rassure, c’est la lueur d’un incendie lent, et ici, au bord de l’eau, rien ne l’atteindra, rien n’atteindra l’enfant qui va naître. Juste cela, cette lueur d’un autre monde, et sa mémoire. Le monde d’où elle vient, la violence de l’homme qui l’a jetée à terre dans les cannes, qui l’a prise et a semé en elle sa graine. Rien d’autre : la réalité, c’est ici, l’odeur de l’eau, le bruit de la cascade, comme au début de l’histoire du monde, ou peut-être à sa fin, quand l’incendie s’arrêtera. Elle voudrait prier, répéter les mots qui sauvent, les mots qui durent, seulement ces mots, pour tenir à distance la douleur. Entre ses mâchoires serrées, les mots filtrent avec le souffle…
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