Un jour, j’arrive au pont des autoroutes et il pleut doucement, à Maurice on appelle ça la pluie la farine, ici c’est simplement la pluie triste. La fille aux cheveux bleus tient un enfant dans ses bras, un garçon qu’on lui prête pour mendier, parce qu’un enfant malade ça fait pitié, il est pâle, sa tête tombe et ses yeux tournent et montrent du blanc, je crois qu’il va mourir. Je suis sur la place, avec les autos qui tournent lentement et les gros camions qui éclaboussent en passant dans les flaques, et déjà les phares sont allumés pour la nuit. La fille aux cheveux bleus tient l’enfant devant moi, une poupée de chiffons, elle ne me regarde pas, mais à côté d’elle la mère du garçon me regarde, son visage est tordu parce qu’elle croit qu’il va mourir. Béchir dit : « Alors ti frère, elle te donne son fils ? » Moi je sais qu’elle ne veut pas me donner l’enfant, je me souviens de la vieille Yaya, un jour enn’ tifille tombe d’un arbre, on l’apporte à Yaya pour qu’elle lui donne la vie, elle crache un peu de salive et elle passe ses doigts sur la fontanelle et l’enfant gagne la vie, Artémisia me raconte ça, alors moi aussi je fais pareil que Yaya, je passe ma main sur le visage du bébé, je souffle dans les trous de son nez, et l’enfant se met à tousser, maintenant il a les yeux ouverts et il me regarde, il gagne la vie. Ça se passe ici, sur le carrefour des autoroutes, sous la pluie, avec le bruit des camions et des autos, j’imagine que je suis toujours là-bas à la Louise, et je vais voir ceux que j’aime, la vieille Yaya, Artémisia et Honorine, et aussi grand-mère Beth, je vais retourner à Alma. Alors la femme se penche, elle embrasse ma main, elle me dit : « Jésus ! » Moi je crie : « Je ne suis pas Jézi, je suis Dodo, rien que Dodo. Qu’ils ne m’emmerdent pas avec leur histoire de Seigneu’ Jézi ! » Et je pars en marchant vite. Père Chausson, Père Antoine, Monique, Véronique, Missié Hanson, vous allez tout raconter, vous allez dire : « Dodo, retourne au pays Moris, Dodo, va laver li pieds clodos à Marie Reine de la Paix ! » Je pars en courant, seul Béchir a le droit de me suivre, d’ailleurs il ne comprend pas, Jézi c’est personne pour lui, il ne connaît que M’hamad, et peut-être Issa. Ce soir, la jeune fille aux cheveux bleus dort contre mon épaule, comme chaque soir, mais avant de dormir elle prend ma main. Et c’est la première fois que j’ai dans ma main la main d’une femme.
Je suis allé à la prison des femmes, sur la route de Beau Bassin. C’est pour une étude sociologique, c’est ce que j’ai prétexté, afin d’obtenir le laissez-passer du commandant Paul Sadhou, grâce à M me Veiss, l’amie de M me Pâtisson, elle a travaillé naguère dans la prison des femmes, et puis le nom de Felsen a sans doute aidé, ils sont tous fin morts mais tout le monde connaît leur nom. Je franchis la porte à pied, parce que le taxi ne veut pas attendre, le haut mur de brique rouge lui fait peur, et aussi la porte en fer à deux battants, peinte en noir. C’est le portail de l’enfer ! J’ai le cœur qui bat fort comme à un premier rendez-vous, là-derrière cette porte il y a ma Krystal. Les prisonnières sont alignées, en rangs par deux, pour la promenade dans la cour poussiéreuse, les gardiens sont au garde-à-vous, immobiles, le soleil brûle leurs casquettes sombres. Un coup de sifflet, les prisonnières se mettent en marche, un rang après l’autre, elles entrent dans le bâtiment. J’essaie d’apercevoir Krystal, au milieu des femmes, mais cela me semble des mois depuis que je l’ai vue, assurément elle a changé, elle a grandi encore, elle a mûri, peut-être qu’on a coupé court ses beaux cheveux bouclés, la plupart des femmes en prison ont les cheveux ras à cause des poux, sauf quelques musulmanes qui portent un voile. Elles sont toutes habillées du même uniforme, une robe-tablier grise, boutonnée tout du long, des tongs. Certaines viennent d’arriver, elles ont encore leurs jeans troués, leurs T-shirts avec des logos, des sneakers fantaisie. Elles marchent au pas cadencé, au rythme du sifflet à roulette. M me Veiss a obtenu le rendez-vous avec le commandant Sadhou, elle m’a prévenu : « Vous ne devez parler à personne en particulier, si vous montrez que vous connaissez une détenue, si vous lui adressez la parole, les autres la battront pour se venger. » Comment pourrais-je lui dire que je suis ici pour une seule raison, pour voir Krystal, mon petit amour, mon sucre, que tout le reste m’indiffère, que je suis prêt à mentir, à ruser, à me tourner en ridicule, juste pour l’apercevoir un instant dans ces murs, parmi les autres prisonnières ? J’ai su que Krystal était enfermée, qu’on l’avait arrêtée, pour avoir voulu faire coquin avec l’argent d’un touriste, à Grand Baie, tout le monde maintenant le sait jusqu’à Mahébourg et Pointe d’Esny, même M me Pâtisson en parle, elle m’a vu avec elle, ou bien c’est son cuistot un peu fourbe qui le lui a dit, mais elle ajoute, et pour cela je ne lui en veux pas : « Pauvre fille, on fait payer les lampistes, ce n’est pas elle qu’il faudrait mettre en prison, ce sont tous ces hommes qui abusent de sa jeunesse. » Est-ce qu’elle dit ça pour moi aussi ?
J’entre dans le réfectoire, et le commandant Sadhou m’explique : « Ici vous n’avez que les détenues pour des délits, pas les criminelles, par exemple nous avons deux filles de dix-huit ans, des Françaises, elles se sont fait pincer à la douane avec de la drogue dans leurs bagages, des comprimés d’amphétamine, elles ont écopé de vingt ans de prison, quand elles sortiront elles seront vieilles, c’est terrible pour elles, c’est vraiment un gâchis, parce que ce ne sont pas elles les responsables, elles ont servi de mules, j’ai envie de dire de dindes. »
Je regarde les visages, les filles m’observent à la dérobée, je crois reconnaître une des Françaises arrêtées à la douane, elle est plus pâle que les autres, elle baisse les yeux. Elle marque le même pas, seulement elle ne sait pas marcher avec les tongs, elle devra apprendre à être créole pendant toutes ces années. Je ne dois pas montrer mon intérêt. J’avance lentement dans la salle, pendant que les femmes s’activent pour le repas, disposent les plats, transportent les assiettes garnies. Derrière le comptoir de la cuisine, une grande femme un peu hommasse, la cinquantaine fatiguée, elle parle haut et fort, elle engueule les filles qui font le service, accent anglais traînant, elle baragouine en mêlant le français, l’anglais, le créole. « Marsé plis vite, avancé, c’m on do it, hurry up ! » Sadhou : « Elle, par contre, c’est une meurtrière, on la garde parce qu’il n’y a pas de place ailleurs, elle a tué son mari, elle est australienne, elle ne sortira jamais d’ici, venue pour les vacances, elle mourra en prison. » L’Australienne nous regarde, elle ne baisse pas les yeux, elle nous interpelle : « Hey you, pretty boy ! I ain’t for sale ! » Sa voix de perroquet, criarde, éraillée par le tabac. J’ai fait le tour des cuisines, en feignant de prendre des notes dans mon calepin. Puis je m’aventure, je demande à voir une détenue. Sadhou est surpris, il dit : « Normalement il faut suivre la procédure, vous devez voir cette personne seule, au parloir, pour que les autres ne soient pas au courant. Qui est-ce ? » Krystal, mon aventureuse, mon héroïne. Sadhou est grand, la cinquantaine, visage basané, moustache teinte en noir. Il a des yeux doux, légèrement humides, je pense qu’il doit être un bon père de famille, et ces filles ici, les plus jeunes, sont un peu ses filles. Je ne prononce pas le nom de Krystal, mais je parle de son père qui est pêcheur à Blue Bay, et il comprend tout de suite : « Ah oui, la jeune Vinadoo, Marlène. Elle est ici à la demande de sa famille, elle est rebelle, elle a chapardé, rien de grave, avec des jeunes elle a tendu un piège à un touriste, mais c’est elle qui pourrait tomber dans le piège. » Marlène Vinadoo, je ne connais pas. Ça m’est égal, pour moi c’est Krystal, son nom de guerrière. J’invente une petite histoire, j’ai été chargé par la famille, et aussi par M me Veiss, d’inscrire la jeune fille dans une école par correspondance, un atelier d’écriture, de danse, n’importe quoi, pour la sortir du milieu. Je donne les noms que je connais, les noms des grands dimounes, les gérants des hôtels, le directeur des ressources humaines de la Mauritius Knitwear, j’exagère, le commandant m’écoute sans broncher, il caresse sa moustache, il n’est pas sûr de me croire. Puis il se décide : « Bien, attendez-moi un instant au parloir, je vais voir si cette jeune fille veut vous parler. » Le parloir est à côté du sas de sécurité, sous la surveillance de deux gardiens en uniforme.
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