La vibration réveille Béchir et les vieux, ils se lèvent l’un après l’autre, ils marchent pour se réchauffer, ils allument des cigarettes. Un homme fait le feu pour chauffer du café, ou de la soupe, ça sent une odeur de brûlé. La pluie tombe plus fort, ça crépite sur le feu, les hommes arrivent sous le pont, ils descendent les talus, ils vont vers le jardin des buttes, vers la Sonacotra.
Je commence à marcher, Béchir dit toujours : « Qui côté allé ? » Je ne réponds pas, je ne sais pas. Je vais plus loin, c’est tout. Vers l’est, vers le soleil qui troue les nuages. Il y a un grand arc-en-ciel qui s’appuie sur les immeubles, ou peut-être quelque part là-bas de l’autre côté de la ville.
Partout où je vais, ils vont aussi. Le long des boulevards et des avenues, sur les carrefours des autoroutes, sur les trottoirs devant la gare, ou dans les ruelles obscures, dans les jardins. Ils m’attendent. J’arrive, ils se lèvent et ils marchent, derrière moi, ou à côté et aussi devant moi, ils ne parlent pas, ils marchent et ça fait un fleuve lent, il s’étire, se sépare, se retrouve, toutes ces têtes, toutes ces jambes, ça fait un bruit lourd de fleuve, ça sent aussi une odeur de fleuve, un bruit de respiration, avec des mots qui fusent, des petits cris, petits grognements d’animaux dans les fourrés, des vaches sur les falaises de Crève-Cœur, des cerfs dans les chassés, des oiseaux fous sur les rochers de Gris-Gris. Moi je ne demande rien. Je ne m’adresse à personne. Je ne veux rien, je n’ai pas besoin d’eux, je ne leur appartiens pas. Ils sont là, ils marchent avec moi, quelquefois devant moi, quelquefois loin de moi.
Quand j’arrive, le matin, ils sont là, ils se réveillent, ils ont les yeux collés, les cheveux mêlés, sur leurs joues les rides du sommeil, mais moi je ne dors pas, mes yeux sont brûlés, ma peau est dure. Ils se souviennent de mon nom, les enfants crient : Dodo ! Dodoo ! Ils chantonnent mon nom, ils courent, ils répètent : Dodo ! Doo-o-oh ! Je ne sais pas s’ils se moquent de moi. Je crois que je leur fais peur, ou bien je les fais rire, j’essaie de lécher mon œil. Ils ne vont nulle part, leur maison est nulle part. Les Roumains, les Yougos, les Gitans, les Arabes, les Sénégalais, les Afghans. Ils sont chassés de tous les pays, ils n’ont pas de famille. Ils vont en Angleterre, en Allemagne. Ils ne savent pas où. J’arrive sur la place, dans la brume, avec seulement mon sac de Vicky, mon manteau, mes baskets, ils me suivent, ils imaginent que je les conduis quelque part. Nous traversons les beaux quartiers silencieux, le long des avenues vides plantées de grands marronniers, le long des rues sans magasins, le long des canaux. Nous arrivons dans des endroits inconnus, des endroits sans nom, mais est-ce que ça sert à quelque chose un nom si aucune rue ne va vers la mer ? Les gens s’écartent devant nous, ils s’arrêtent sur les portails, ils changent de trottoir, les filles des écoles, les mères de famille avec leurs petits enfants, elles sursautent et elles les serrent dans leurs bras, quelquefois les bébés pleurent quand ils me voient. Autrefois à la Louise, je passe devant le bazar, ou bien le long des arrêts de bus, les filles reculent, les vieux me maudissent, un homme me dit : « God have mercy, Dieu me préserve de cette lèpre ! » La foule marche avec moi, tous ces foucas, ces va-nu-pieds, ces clochards, ces enfants voleurs, alors les gens s’écartent pour nous laisser passer, le fleuve brun doit couler, l’eau sale doit suivre les ruisseaux, personne ne peut l’empêcher, personne ne peut l’ignorer, il faut que ces anoraks, ces jeans, ces vestons, ces bonnets de laine, ces cagoules, ces chaussures éculées, il faut qu’ils passent, la vanne est ouverte et l’eau doit couler sur le trottoir, suivre les rigoles et les fissures. Les autos ralentissent sur les routes, les essuie-glaces s’agitent en crissant, non, non, on n’a besoin de rien, ne venez pas poser votre chiffon sale sur mes vitres luisantes ! Nous autres, nous marchons au milieu des voitures sur la chaussée, nous traversons les ponts, les passerelles, nous nous glissons par les tunnels sous l’autoroute, nous marchons sur les rails rouillés, et toujours, devant, derrière, sur les côtés, les gosses courent, sautent à cloche-pied, shootent dans les boîtes, dans les poubelles, tambourinent aux portes, lèchent les vitrines, ils crient, ils rient, ils aboient, ils dansent.
Je marche tout le jour, puis je suis fatigué, alors je m’assois par terre, là où je suis, au soleil s’il y en a, au soleil blanc qui brille sur les balcons de verre, ou dans un jardin public. La police vient, on téléphone dans les maisons, dans les boutiques, parce que nous faisons peur aux femmes du quartier, aux petits enfants, aux petits vieux, on parle au numéro magique et la camionnette bleue de la police arrive doucement, c’est un défilé interdit, pas de mendiants, pas de clodos par ici, allez plus loin, bougez ! Si nous sommes assis, c’est circulez, alors nous circulons, nous faisons des cercles autour des quartiers, maison par maison, mais si nous marchons, c’est partez, foutez le camp ! Chacun de son côté, l’un à l’est, l’autre à l’ouest. L’un vers les boulevards extérieurs, l’autre vers les petites rues du centre. La camionnette bleue s’en va, elle a d’autres urgences, ou bien ça ne l’intéresse plus, pourquoi nous ne marcherions pas ? Une fois, un grand bonhomme crie aux policiers : « Arrêtez-les ! Arrêtez-les ! » Alors une femme de la police va devant lui, ce n’est pas M me Myriam mais elle est noire elle aussi, elle dit au bonhomme : « Monsieur ! Cessez de crier, on ne va arrêter personne, pour votre gouverne le délit de vagabondage n’est plus constitué. » J’aime bien ces mots, pour votre gouverne ! L’homme n’est pas content, je l’entends : « Pauvre France ! » À la femme de la police, je dis merci, mais je ne souris pas à cause de ma bouche. Elle dit : « Monsieur, vous et vos amis, je vous conseille de changer de quartier. » C’est ce que je fais. Je ne sais pas ce que je cherche, les autres non plus ils n’en savent rien. Je sais que je marche pour ne pas dormir, pour rester vivant, pour respirer. Si je m’arrête, je suis mort.
La jeune fille aux cheveux bleus est venue, elle ne part pas avec les forains, elle reste toute seule sur l’esplanade comme une enfant perdue, ensuite elle va avec les Gitans, c’est comme ça que nous la trouvons. Elle marche avec moi et Béchir, je l’aime bien parce qu’elle ne parle pas, seulement avec ses mains et avec ses yeux, et je suis content parce qu’il y a toujours trop de mots dans le monde. Maintenant elle est en robe longue et elle a des sneakers blanc et rouge, elle a la peau brune et des yeux clairs, elle a les cheveux teints en bleu mais la peinture s’en va et en dessous ses cheveux sont noirs, le jour elle marche près de moi, à mon pas, à grandes enjambées, elle saute d’un trait à un autre sur le trottoir, ou d’une bande blanche à l’autre en traversant les rues, et le soir, quand je m’arrête au carrefour des autoroutes, près de la porte de l’Est, elle s’assied à côté de moi et elle pose sa tête sur mon épaule pour dormir, et moi je ne bouge pas, je respire doucement, elle sent bon. Béchir se moque de moi, il dit : « C’est ton amoureuse ? » Je ne réponds pas, je n’ai pas d’amoureuse, bien sûr Béchir ne connaît pas la maladie du Σ, le docteur Harusingh dit que je ne dois pas approcher des femmes, même si je vais au quartier des putes chinoises pour voir les femmes nues, ma queue est dure, je paye et elles enlèvent leurs habits et je guette leurs seins et leur peau claire, leur sexe avec les poils noirs comme le poil des chiens, mais je ne les touche pas, c’est interdit. La jeune fille aux cheveux bleus pose sa tête sur mon épaule et j’aime sentir son poids, j’ai les yeux ouverts toute la nuit et j’écoute sa respiration, et quand c’est le matin, elle glisse sur le sol et elle dort pliée, la tête contre ma hanche.
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