Un instant après, Krystal arrive, je n’y croyais plus. Je sens une vague de chaleur sur mon visage, mon cœur bat trop vite. Cela fait des mois, des années. Je croyais l’avoir perdue pour toujours. Les portes qui battent deux fois, balan, bang ! Les bruits de pas sur la dalle cirée, floche, floche ! Ce ne sont pas les tongs de Krystal, mais les semelles de crêpe de la gardienne qui l’accompagne. Et l’odeur, surtout, indéfinie, l’odeur d’hôpital, de salle d’attente, odeur de cuisine aussi, curry poisson et huile chaude, là-haut les filles s’activent autour de la gazinière, fourragent dans le four à pain, fabriquent les petits gâteaux des gardes, et par-dessus tout ça l’odeur fade de l’énorme autocuiseur de riz.
Je suis assis immobile sur le seul banc du parloir. Au milieu de la pièce trône une table d’école en bois, mais pas de chaises, contre le mur une serpillière espagnole à franges noires sèche sur une échelle. On ne doit pas parler souvent au parloir.
Krystal entre par la porte du fond, devancée par sa gardienne en chaussures à semelles de crêpe. La gardienne est si grande et si lourde que j’ai cru d’abord qu’elle venait avec un enfant, mais l’enfant c’est Krystal. Je ne l’ai pas encore aperçue, peut-être qu’elle s’est cachée pendant ma visite au réfectoire. Elle est habillée de la même robe-tablier grise jusqu’aux genoux, manches longues, boutonnée sur le devant jusqu’au col, sauf le dernier bouton qui a dû tomber. Elle avance les yeux baissés, on dirait une écolière convoquée devant le conseil de discipline pour recevoir un blâme. Elle est pieds nus dans ses tongs bleu marine, je remarque la longueur de ses orteils, la couleur pâle des ongles, je les ai connus peints couleur corail, elle ne porte pas de bijoux ni de boucles d’oreilles, on a dû les lui enlever, ses cheveux ont été coupés, toujours noirs et bouclés serrés, elle a maigri. Mais c’est bien ma Krystal, elle que j’ai suivie sur toutes ces routes, que j’ai cherchée dans tous ces mauvais lieux.
La gardienne géante s’est arrêtée à la porte, elle laisse Krystal avancer, une démarche un peu raide d’automate, elle s’assoit sur le banc, à l’autre bout, les mains dans son giron, les pieds alignés à plat sur le sol, elle ne s’appuie pas au dossier, mais son dos est cambré, comme si elle allait jouer du piano. Je n’ai pas vu la gardienne sortir de la pièce, je calcule que nous avons cinq minutes, peut-être un peu moins, pour nous parler.
« Comment tu vas ? »
Elle ne bouge pas. Elle regarde devant elle, un peu sur la droite pour éviter de me voir.
« Tu es bien ? Tu manges bien ? J’avais pensé t’apporter des fruits, mais ça doit être interdit par le règlement. Dis-moi, qu’est-ce que je pourrais faire pour toi ? »
Elle hausse les épaules, pour signifier qu’elle m’a entendu. C’est déjà ça.
Tout à coup j’ai une grande envie de prendre sa main, mais c’est loin, à l’autre bout du banc, elle tient ses mains appuyées sur ses genoux, en présence des deux gardes, elle regarde ailleurs, l’air indifférent. Elle reste la tête baissée, elle a honte d’être assise à côté de moi, peut-être que M me Veiss a raison, les autres détenues vont la détester. Je vois la frange épaisse de ses cils, je suis la courbe de son cou, jusqu’à la naissance de ses cheveux, je dessine les deux tendons qui marquent un creux le long de sa nuque, un creux douloureux et tendu, ça me fait mal pour elle, ça me serre le cœur. Krystal, tellement seule, sans soutien dans sa vie.
J’essaie de plaisanter : « Je t’ai cherchée partout, et j’ai su que tu étais ici, à Beau Bassin, alors j’ai pensé que tu ne resterais pas longtemps, je suis venu vite avant que tu ne t’évades ! »
Elle fait un petit raclement de gorge, c’est pour dire qu’elle a compris, mais ça ne la fait pas rire.
« Tu sais que je voudrais t’aider, dis-moi ce que je peux faire. — Je vous ai rien demandé, pourquoi vous êtes ici ? » Elle dit cela à voix très basse. Je me souviens de sa voix grave, pas une voix de petite fille, et sa pomme d’Adam qui monte sur sa gorge, les garçons de Blue Bay se moquent d’elle, ils disent qu’elle n’est pas une fille, qu’elle est un she-male , elle s’est battue plusieurs fois à cause de ça.
« Pour te voir, Krystal. »
Elle se rebiffe soudain : « Je m’appelle pas Krystal, maint’nant mon nom c’est Vinadoo Marlène, alors vous m’avez vue, vous pouvez partir. »
Elle a sa moue adorable, je me la rappelle allongée sur la chaise longue, dans le jardin de Dong Soo, en maillot de bain deux pièces et bijou de nombril vert. J’entends les coups de mon cœur, il bat fort, il me semble qu’on doit les entendre dans la salle vide, je me penche un peu pour ralentir les battements. J’ose prendre sa main, sa paume est froide, endurcie, une main d’étrangère. Elle ne bouge pas, mais je comprends et je retire très vite ma main.
« Vous voulez quoi de moi ? » demande-t-elle. Elle a dit cela à voix basse, en tournant un peu son visage vers moi, et je rencontre l’éclat de ses iris jaunes. Je sens de la dureté, de la méchanceté dans son regard, je comprends que les mois qui ont passé l’ont éloignée de moi, de Blue Bay, de nous tous. J’essaie de lui dire d’une voix détachée : « Je peux t’aider à sortir d’ici, je vais trouver un bon avocat, je connais des gens. » Aussitôt je me rends compte à quel point c’est ridicule et vain, nous n’appartenons pas au même monde, la prison de Beau Bassin n’est pas un endroit où on entre et qu’on quitte au gré de sa fantaisie.
Elle dit : « Monsieur, je voudrais lire des livres, apprendre des choses comme vous, étudier les langues, voyager. » Est-ce qu’elle pense ce qu’elle dit ? Ou bien c’est sa façon de s’en sortir, de repousser le mauvais sort ? Elle se tourne encore vers moi, juste quelques secondes, elle a un sourire qui s’efface aussitôt de ses lèvres, puis elle reprend son expression méchante, butée. Pourtant ce sourire, ce rayon de lumière sur son petit visage renfrogné me transporte de bonheur, annule en cet instant toutes mes questions, tous mes reproches. Cela m’est égal de savoir pourquoi elle s’est fait prendre, à voler, à traficoter des barrettes, à tendre un guet-apens au miché qui l’a dénoncée, ç’aurait pu être moi, cela m’est égal de savoir pourquoi elle a choisi cette vie, au lieu de me faire confiance. Au même moment je me rends compte de l’absurdité de cette idée, est-ce que je suis différent de son Daddy, ce vieux beau qui cherche ses proies loin de son pays, là où il ne risque rien ? J’ai pensé à elle, j’ai rêvé d’elle, j’ai eu envie de son corps, je me souviens de ses hanches, de l’odeur de ses cheveux, j’étais derrière elle sur la mobylette, dans les rues de Blue Bay, et je sens la colère monter en moi, puis tout d’un coup c’est oublié, à cause de son sourire, l’éclat de ses yeux, sa silhouette légère dans la robe grise de la prison, ses pieds aux orteils très longs alignés sur le carreau, sa main à la paume calleuse, sa nuque penchée en avant avec les deux traits des tendons et le creux douloureux, et le tatouage de papillon qui apparaît en bleu sur sa peau brune, elle ne l’avait pas autrefois, quand l’a-t-elle fait faire, et pour qui ? Il me semble que je peux lui pardonner tout, sauf cette image qu’elle me cache.
J’ai parlé à M. Sadhou, je lui ai demandé l’autorisation de visiter la prison. J’ai à peine menti en disant que M lle Marlène Vinadoo voudrait me montrer l’atelier de pâtisserie où elle travaille — comme si nous étions ici dans une sorte de camp de vacances, un centre d’activités ou quelque chose de ce genre. Il n’a pas l’air surpris. « Mais bien sûr, M lle Vinadoo est votre protégée, d’accord, d’accord. » Est-ce qu’il sous-entend quelque chose par ce mot de « protégée » ? Nous marchons, accompagnés par la gardienne géante qui traîne ses semelles de crêpe, et tout de suite, Krystal se met sur le côté, elle laisse une distance que je suppose respectueuse. Sans doute préfère-t-elle ne pas s’afficher trop près du directeur et de l’étranger en visite. Je remarque qu’elle marche à petits pas, tête baissée, peut-être entravée par la robe en tissu rugueux. Je me souviens de ses enjambées, sur la place, au centre de Flacq, pour rejoindre le taxi noir qui l’attend. Je me souviens de son corps glissant entre deux eaux, à Blue Bay. Elle est une autre, elle a changé, elle semble plus jeune, presque une enfant, malgré sa haute taille et ses longs bras, une enfant embarrassée de son corps, punie dans son vieux tablier gris.
Читать дальше