Salpêtrière, lundi 18 h
Champollion, lundi 19 h
Cité la Mode, lundi 22 h 45
Porte de France, lundi 23 h 45
J’écris les noms, les jours, si un jour elle lit le carnet Vicky peut savoir. Dodo voyage. Dodo voyage beaucoup. Je ne veux pas que Vicky s’inquiète. C’est pour elle que je suis venu ici, de l’autre côté du monde.
Ici Paris, c’est très grand. Je marche chaque jour, depuis le matin quand le jour se lève, avec de la brume et les fumées des moteurs, jusqu’à ce que la nuit tombe, et les phares brillent et les feux font leurs étoiles rouges. Quelquefois je marche aussi la nuit, parce que c’est là que tout devient plus beau, les immeubles sont éclairés, les toits des châteaux flottent sur les nuages, les tours et les gratte-ciel sont de toutes les couleurs, les gares ressemblent à des bateaux et le long du fleuve des lampes brillent. Mais la nuit, c’est dangereux, les loubards viennent rôde-rôder, ils veulent faire des mauvais coups, comme au cimetière de l’Ouest quand ils me cognent avec la batte, ils pètent mon bras et mes côtes. Ils circulent la nuit, en bandes de cafards, ils sont en voiture, à moto, quelquefois à pied, alors les clodos doivent se cacher, ils restent collés ensemble en bas des immeubles, ou sous les ponts des autoroutes, là où beaucoup de gens passent, ils s’enveloppent dans leurs plastiques pour disparaître, ils font des tas de cartons et de bouts de caisse, ils croient qu’ils sont invisibles. Les clochards ont aussi les chiens, au début j’ai peur des chiens parce que dans mon île en été les chiens attrapent la rage, mais ici ce n’est pas pareil, les chiens sont gentils, et moi j’ai toujours dans la poche un bout de couenne ou quelque chose pour leur donner. Là-bas, à Maurice, à la Louise, à la Caverne, sur la route d’Alma, ce ne sont pas les mêmes chiens. Là-bas, les chiens sont libres, ils courent le long des routes, ils sont petits et maigres, ils sont jaunes, ils ne s’occupent pas des humains. La nuit, ils se réunissent dans l’herbe et ils crient, ou bien ils font l’amour et ils courent dans les cannes, sur les plages, les gens leur jettent des pierres. Dans les beaux quartiers à Floréal, les grands dimounes ont toujours à côté de leur lit une assiette pleine de pétards, si les chiens crient trop, ils jettent un pétard allumé, mais ça les fait crier encore plus fort.
J’invente les itinéraires. Je lis les plans du métro, j’écris les noms dans le petit cahier de Vicky. Dans ma tête je dessine le plan de la ville, ça a la même forme que mon île.
Au nord, en place de Pereybère et de Cap Malheureux, ça s’appelle Saint-Denis, Basilique, Gabriel Péri, La Plaine, Aubervilliers, et la voie ferrée entre Saint-Ouen et Saint-Denis, et la rue du Landy.
À l’ouest, en place d’Albion et de Médine, j’ai la Défense, avec tous les noms des immeubles, Atlantique, Franklin, Winterthur, Pouey, Utopia, et au centre l’Arche, et puis Imax, Technip, et à l’est Acacia, Athéna, Manhattan.
Au sud, au lieu de Souillac et de Baie du Cap, j’ai Montrouge, le square du Serment de Koufra, Saint-Jacques le Majeur, et l’Hospice, place des États-Unis.
À l’est, en place de Mahébourg, j’ai la porte de Montreuil, rue de Paris, rue Fiorentino, La Noue, et square Lénine. Au nord-est, en place de Belle Mare, j’ai la porte de Pantin, le canal, le métro Raymond Queneau, et côté sud-ouest au Morne, j’ai Montempoivre, Saint-Mandé Demi-Lune, le bois de Vincennes.
La ville est mon île maintenant, que ne borde pas la mer, mais les autoroutes qui ronflent et grognent avec le bruit des vagues sur les récifs, les falaises blanches des immeubles de douze étages, aux mille fenêtres, les terrains vagues et les talus du chemin de fer, les ponts noircis par la suie, les forêts hérissées où s’accrochent les sacs en plastique. Pour voyager, pas besoin de faire la main la moque. J’attends devant les abribus, un peu de casse, un ticket-métro, n’importe quoi. Mon visage sans paupières et sans nez travaille pour moi, dans les yeux des passants je vois la pitié ou la peur, quelquefois la haine. L’île de Paris est très grande, je ne peux pas la connaître toute, seulement des petits endroits, des places, des carrefours. Chaque jour je change de lieu, pour manger, pour m’asseoir, pour faire mes besoins. Si on me cherche, il faut croire à la destinée.
La destinée ça existe bien, puisque je vois tous les jours le nommé Béchir, l’Algérien de Saint-Germain-en-Laye, dont le père est harki. Il m’appelle son frère, son ti frère, même si je suis plus vieux que lui, parce qu’il croit que je n’ai pas ma tête à cause de la maladie, alors nous marchons ensemble, peut-être c’est mieux pour éviter les hooligans qui rôdent pour battre les clodos au cimetière de l’Ouest. Béchir dit : « Ti frère, qui côté pou allé ? » Il est capable de causer créole. Nous n’avons pas de valises. À Paris, les clodos ont beaucoup de bagages, des valises pleines de frusques et de mégots, et tout ce qu’ils transportent, mais moi et Béchir nous n’en avons pas besoin. Juste le sac Kestrel de Vicky, et l’Algérien un sac à dos d’écolier, noir et un peu sale, c’est pourquoi nous ne ressemblons pas à des clochards. Pas des clodos, pas des mendigots, simplement des voyageurs de train, des voyageurs sans bagages.
Nous marchons tous les jours, même dans le vent, même sous la pluie. Béchir ne demande jamais pourquoi. Peut-être il croit que j’ai un plan, mais c’est seulement le plan de la ville dans ma tête, et les noms que j’écris dans le cahier. Béchir aime marcher avec moi, parce que je ne parle pas, je ne raconte pas ma vie, je ne lui pose pas de questions sur sa vie, ça ne me regarde pas. La nuit, je ne dors pas, je reste assis les yeux ouverts pendant que Béchir ronfle, ça le rassure, je suis son chien de garde.
Nous revenons un soir à la grande porte de l’Est, devant l’esplanade et le carrefour et le pont au-dessus des autoroutes. Ce ne sont plus les forains, ce sont les Gitans, sur la grande place ils allument les feux de caisses, ils se chauffent et font la cuisine. D’abord, ils veulent nous chasser, les jeunes nous barrent la route, ils disent dans leur langue : « C’est fermé, foutez le camp ! » Ils nous regardent dans la lumière des réverbères, ensuite ils me voient et ils arrêtent de crier, à cause de mon visage. Ils nous laissent passer. Sur la place les autos roulent lentement, les phares allumés. Béchir demande : « Est-ce qu’on peut rester à se chauffer ? » Alors les Gitans s’écartent et nous restons accroupis devant le feu pour nous chauffer, les enfants viennent nous regarder, des garçons, des filles, ils ont des yeux brillants, ils rient, leurs dents brillent dans la nuit. Béchir s’installe contre la jambe du pont, il s’endort devant le feu, mais moi je reste assis, enveloppé dans mon manteau, je regarde les flammes qui dansent. Le feu s’éteint avant le matin sous une petite pluie. Les Gitans sont repartis, sauf quelques vieux qui s’abritent sous des sacs en plastique. Le bruit des autos se calme, ça ressemble à la mer le matin, quand les vagues ralentissent et le ciel s’éclaire, l’air est immobile, les oiseaux ne se sont pas encore éveillés. Ensuite les enfants reviennent, je ne sais pas d’où ils sortent, ils sont cachés dans les bosquets à cause de la police, ou bien ils dorment sous les camions, ils sont des petits rats, ils trottent, ils rongent, ils ont des petits museaux noirs et pointus. Ils viennent, ils me touchent pour savoir si je suis réveillé, ils voient que j’ai les yeux ouverts, je fais un geste et ils crient. Je crie aussi et ils s’écartent en riant. À côté Béchir dort encore, la tête dans un sac en papier percé de trous pour respirer, son bonnet enfoncé sur les yeux. Je ne parle pas aux enfants. Je les regarde et pour les faire rire je passe le bout de ma langue sur mon œil. Ils n’ont jamais vu ça ! Dans mes poches j’ai des bonbons, ce qui reste de la fête à Saint-Germain-en-Laye, je les lance en l’air et les enfants les attrapent au vol. Je me lève pour pisser derrière la pile du pont, et les enfants me suivent, ils cherchent à voir ma queue, ils croient qu’elle est noire comme mon visage ! J’entends leurs voix qui papotent, qui cliquettent. Dans le carrefour les autos démarrent leur ballet, les camions roulent et pivotent lentement, en klaxonnant. Dans la tranchée des autoroutes la circulation fait un bruit profond, ça vient de sous la terre et ça fait trembler les feuilles des arbres, un grand serpent qui se réveille, avec ses millions d’écailles.
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