Que vois-tu
Que lis-tu
Au petit déjeuner
Et je sais qui
Tu es
Tous les matins, au petit déjeuner, papa boit un café et lit le journal. Plusieurs journaux, en fait : Le Monde,, Le Figaro, Libération et, une fois la semaine, L’Express, Les Échos, Time Magazine et Courrier international. Mais je vois bien que sa plus grande satisfaction, c’est la première tasse de café avec Le Monde devant lui. Il s’absorbe dans sa lecture pendant une bonne demi-heure. Pour pouvoir profiter de cette demi-heure, il doit se lever vraiment très tôt parce que ses journées sont très remplies. Mais chaque matin, même s’il y a eu une séance nocturne et qu’il n’a dormi que deux heures, il se lève à six heures et il lit son journal en buvant son café bien fort. C’est comme ça que papa se bâtit chaque jour. Je dis « se bâtit » parce que je pense que c’est à chaque fois une nouvelle construction, comme si tout avait été réduit en cendres pendant la nuit et qu’il fallait repartir de zéro. Ainsi vit-on sa vie d’homme, dans notre univers : il faut sans cesse reconstruire son identité d’adulte, cet assemblage bancal et éphémère, si fragile, qui habille le désespoir et, à soi devant sa glace, raconte le mensonge auquel on a besoin de croire. Pour papa, le journal et le café sont les baguettes magiques qui le transforment en homme d’importance. Comme une citrouille en carrosse. Notez qu’il y trouve une grande satisfaction : je ne le vois jamais aussi calme et détendu que devant son café de six heures. Mais le prix à payer ! Le prix à payer quand on mène une fausse vie ! Quand les masques tombent, parce qu’une crise survient — et elle survient toujours chez les mortels — la vérité est terrible ! Regardez M. Arthens, le critique gastronomique du sixième, qui est en train de mourir. Ce midi, maman est rentrée des courses comme une tornade et, sitôt dans l’entrée, elle a lancé à la cantonade : « Pierre Arthens est mourant ! » La cantonade, c’était Constitution et moi. Autant vous dire que ça a fait un flop. Maman, qui était un peu décoiffée, a eu l’air déçu. Quand papa est rentré, ce soir, elle lui a sauté dessus pour lui apprendre la nouvelle. Papa a semblé surpris : « Le cœur ? Comme ça, si vite ? » a-t-il demandé.
Je dois dire que M. Arthens, c’est un vrai méchant. Papa, lui, c’est juste un gamin qui joue à la grande personne pas marrante. Mais M. Arthens... un méchant premier choix. Quand je dis méchant, je ne veux pas dire malveillant, cruel ou despotique, quoique ce soit un peu ça aussi. Non, quand je dis « c’est un vrai méchant », je veux dire que c’est un homme qui a tellement renié tout ce qu’il peut y avoir de bon en lui qu’on dirait un cadavre alors qu’il est encore vivant. Parce que les vrais méchants, ils détestent tout le monde, c’est sûr, mais surtout eux-mêmes. Vous ne le sentez pas, vous, quand quelqu’un a la haine de soi ? Ça le conduit à devenir mort tout en étant vivant, à anesthésier les mauvais sentiments mais aussi les bons pour ne pas ressentir la nausée d’être soi.
Pierre Arthens, c’est sûr, c’était un vrai méchant. On dit que c’était le pape de la critique gastronomique et le champion dans le monde de la cuisine française. Alors ça, ça ne m’étonne pas. Si vous voulez mon avis, la cuisine française, c’est une pitié. Autant de génie, de moyens, de ressources pour un résultat aussi lourd... Et des sauces et des farces et des pâtisseries à s’en faire péter la panse I C’est d’un mauvais goût... Et quand ce n’est pas lourd, c’est chichiteux au possible : on meurt de faim avec trois radis stylisés et deux coquilles Saint-Jacques en gelée d’algues, dans des assiettes faussement zen avec des serveurs qui ont l’air aussi joyeux que des croque-morts. Samedi, on est allés dans un restaurant très chic comme ça, le Napoléon’s Bar. C’était une sortie en famille, pour fêter l’anniversaire de Colombe. Qui a choisi les plats avec la même grâce que d’habitude : des trucs prétentieux avec des châtaignes, de l’agneau avec des herbes au nom imprononçable, un sabayon avec du Grand Marnier (le comble de l’horreur). Le sabayon, c’est l’emblème de la cuisine française : un truc qui se veut léger et qui étouffe le premier chrétien venu. Moi, je n’ai rien pris en entrée (je vous épargne les remarques de Colombe sur mon anorexie d’emmerdeuse) et ensuite, j’ai mangé pour soixante-trois euros des filets de rouget au curry (avec des dés croquants de courgettes et de carottes sous les poissons) et ensuite, pour trente-quatre euros, ce que j’ai trouvé de moins pire dans la carte : un fondant au chocolat amer. Je vais vous dire : à ce prix-là, j’aurais préféré un abonnement à l’année chez McDo. Au moins, c’est sans prétention dans le mauvais goût. Et je ne brode même pas sur la décoration de la salle et de la table. Quand les Français veulent se démarquer de la tradition « Empire » avec tentures bordeaux et dorures à gogo, ils font dans le style hôpital. On s’assied sur des chaises Le Corbusier (« de Corbu », dit maman), on mange dans de la vaisselle blanche aux formes géométriques très bureaucratie soviétique et on s’essuie les mains aux W.-C. dans des serviettes-éponges tellement fines qu’elles n’absorbent rien.
L’épure, la simplicité, ce n’est pas ça. « Mais qu’est-ce que tu aurais voulu manger ? » m’a demandé Colombe d’un air exaspéré parce que je n’ai pas réussi à finir mon premier rouget. Je n’ai pas répondu. Parce que je ne sais pas. Je ne suis qu’une petite fille, tout de même. Mais dans les mangas, les personnages ont l’air de manger autrement. Ça a l’air simple, raffiné, mesuré, délicieux. On mange comme on regarde un beau tableau ou comme on chante dans une belle chorale. C’est ni trop ni pas assez : mesuré, au bon sens du terme. Peut-être que je me trompe complètement ; mais la cuisine française, ça me semble vieux et prétentieux, alors que la cuisine japonaise, ça a l’air... eh bien, ni jeune ni vieux. Eternel et divin.
Bref, M. Arthens est mourant. Je me demande ce qu’il faisait, le matin, pour rentrer dans son rôle de vrai méchant. Peut-être un café serré en lisant la concurrence ou bien un petit déjeuner américain avec des saucisses et des patates sautées. Que faisons-nous le matin ? Papa lit le journal en buvant du café, maman boit du café en feuilletant des catalogues, Colombe boit du café en écoutant France Inter et moi, je bois du chocolat en lisant des mangas. En ce moment, je lis des mangas de Taniguchi, un génie qui m’apprend beaucoup de choses sur les hommes.
Mais hier, j’ai demandé à maman si je pouvais boire du thé. Mamie boit du thé noir au petit déjeuner, du thé parfumé à la bergamote. Même si je ne trouve pas ça terrible, ça a toujours l’air plus gentil que le café, qui est une boisson de méchant. Mais au restaurant, hier soir, maman a commandé un thé au jasmin et elle m’a fait goûter. J’ai trouvé ça tellement bon, tellement « moi » que, ce matin, j’ai dit que c’était ce que je voulais boire dorénavant au petit déjeuner. Maman m’a regardée d’un air bizarre (son air « somnifère mal évacué ») puis a dit oui oui ma puce tu as l’âge maintenant.
Thé et manga contre café et journal : l’élégance et l’enchantement contre la triste agressivité des jeux de pouvoir adultes.
Après le départ de Manuela, je vaque à toutes sortes d’occupations captivantes : ménage, coup de serpillière dans le hall, sortie des poubelles dans la rue, ramassage des prospectus, arrosage des fleurs, préparation de la pitance du chat (dont une tranche de jambon avec une couenne hypertrophiée), confection de mon propre repas — des pâtes chinoises froides à la tomate, au basilic et au parmesan —, lecture du journal, repli dans mon antre pour lire un très beau roman danois, gestion de crise dans le hall parce que Lotte, la petite fille des Arthens, l’aînée de Clémence, pleure devant ma loge que Granpy ne veut pas la voir.
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