— Malheureux ! s'écrie-t-il. Ne faites pas de bêtise, je vous en conjure, vous risqueriez de... de... Les jurés du Goncourt sont comme les gouverneurs de la Banque centrale européenne, ils détestent qu'on fasse ouvertement pression sur leur choix. Toujours cette prétendue indépendance. En revanche, si l'on est discret, par des voies détournées, en frappant au bon souterrain, on progresse rapidement... Pas mauvais, ce petit anjou, dites donc.
Il passe au fromage.
— J'irai voir... Charles-Roux, tiens! La présidente. Sa voix compte double. Je lui dirai : « Ecoute, Charles-Roux, tu ne peux pas me faire ça », et elle me répondra avec son flegme habituel : « Je veux bien mais donne-moi un nom », et là je dirai « Philippe », et elle s'inclinera, la Charles-Roux, je lui ferai relire votre livre, posément, et elle ne pourra que tomber d'accord. « Nous avons fait une faute d'appréciation, dira-t-elle. Ce livre ne mérite pas le Goncourt. » Alors je dirai : « Signe une décharge, Charles-Roux, reconnais tes torts et n'en parlons plus ».
Plus il parle, plus il s'enflamme, l'éditeur, il est beau comme de la braise, jamais il n'a été aussi éloquent. En ce moment, il en blufferait dix mille, des nominés, car il sait leur parler dans le sens des lendemains qui gazouillent.
Il avance son couteau dans le camembert.
— Cinq ans que nous n'avons pas été nominés pour le Goncourt, nous pensions être tranquilles, et bang ! La douche froide... Vous en voulez, non? Vous avez tort, c'est excellent... Où en étais-je?... Ce ne devait pas être notre tour, cette année. On en a paraphé entre nous. Il faut un juste équilibre entre les grands éditeurs. Pour que ce ne soient pas toujours les mêmes qui récoltent le caca sur la tête... On s'est mis d'accord à l'époque, on voulait bien le Renaudot, voire le Fémina de temps à autre, ou le Médicis à la rigueur, mais donnant-donnant! En échange, on nous libère du Goncourt. Les gens n'ont plus de parole !
L'éditeur paraît abattu par cette rupture de contrat moral. Il ne finit pas son morceau.
Goncourable se demande si c'est du lard ou du cochon. Il oscille entre colère et crédulité. Pendant un instant, dans son esprit littéraire dopé aux métaphores, il se voit en grenadier voltigeur qu'on envoie vers la place forte de l'ennemi. Tandis qu'il se fait tronçonner par le Goncourt, l'éditeur, lui, tète tranquillement le cigare, la panse saturée de restaurants, les lèvres luisant de graisse comme celles d'un marchand de canons.
Aussitôt il regrette ses mauvaises pensées. Le regard de l'éditeur, rempli de compassion collante, l'attrape et le tire de la fange. L'homme ne demande qu'à croire aux chimères. Il n'a pas le choix. Où irait-il, s'il rejetait la main tendue ? Il serait seul, avec son Goncourt sur les bras, autant dire avec une balle dans la tempe, jeté dans cette fosse commune où la littérature se débarrasse des falots. Qu'on le veuille ou non, un éditeur c'est quand même une verrue d'espoir.
C'est en s'y accrochant de toutes ses forces que Goncourable bafouille :
— Voyons, on ne l'a pas encore. Je suis sûr qu'on a un moyen.
— Vous prendrez bien un dessert ? dit la serveuse.
Goncourable retrouve un semblant d'équilibre :
— Mais oui, quand on y pense, ils ne peuvent pas nous le donner. Il y a foule d'éditeurs qui ne l'ont encore jamais eu. Regardez Actes Sud, l'Olivier, P.O.L, Verticales... C'est leur tour maintenant! Depuis le temps qu'on en parle. On ne peut taper que sur les gros. Ce serait de la discrimination. L'injustice hurlerait au viol. Déjà l'année dernière, quand c'est Gallimard qui l’a eu pour la trentième fois, on a parlé d'acharnement. Tenez, je vais écrire un pamphlet à ce sujet. Il n'y a pas de raison que les petits éditeurs soient en reste. Ils publient leur lot de mauvais livres comme les autres !
L'éditeur boit une gorgée d'eau froide.
— Ne vous mêlez pas de ça, cher publié. Laissez ces affaires de prix aux professionnels. On trouvera bien un arrangement entre nous. N'oubliez pas que du point de vue éthique, il est difficile d'attribuer un Goncourt à un petit éditeur car ils sont considérés par une certaine élite comme des « laboratoires » de la littérature française. C'est chez eux, paraît-il, que se fait la littérature de demain. (Il a un sourire condescendant.) Leur attribuer le Goncourt, même s'ils le méritent autant que les autres, serait très politiquement incorrect.
Et il ajoute :
— Ne vous faites pas de bile. Je vous promets que l'on fait tout pour l'éviter. N'y pensez plus.
Arrivé au dessert, enrobé qu'il est de paroles anesthésiantes, Goncourable semble moins agressif, son dos paraît moins voûté et son regard ose parfois s'aventurer sur les contours de la serveuse. L'éditeur se dit qu'il a limité les dégâts. Finalement, on a vu pire, comme nominé. Celui-ci ira loin.
Il sort sa carte de crédit.
Goncourable prend note du montant élevé de l'addition qu'il n'aura pas à payer. Sur l'échelle des sacs, on est encore loin du plein cuir, mais ce n'est plus de la toile de jute. Une ombre de satisfaction traverse son esprit comme un volet qui se ferme sur une façade ensoleillée.
Pour la première fois depuis la triste nouvelle, Goncourable ne pense pas au Goncourt. La serveuse appétissante lui tend sa veste. Il ne se presse pas pour sortir. Sur le pas de la porte, il ferme les yeux et respire un grand coup, si profond que tout Paris, avec ses quais et ses boulevards, ses jardins et sa couronne, s'engouffre dans les poumons. Que ne donnerait-il pas, à cet instant, pour retenir le mois d'août à jamais, qu'il n'y ait pas de septembre, pas d'automne, et pas de...
Un pigeon crasseux et hagard s'envole brusquement devant son nez.
Le mardi suivant, alors que son livre vient d'arriver en librairie, Goncourable retrouve François au pub irlandais. Les yeux se croisent, les doigts se touchent dans le bol aux olives.
François est un thermomètre. Il permet de se jauger. Il est un peu minable mais pas trop, il a l'échec facile tout en ayant quelques réussites mineures à son actif, et l'on se sent valorisé par sa présence. Rien ne remonte le moral autant qu'une après-midi en sa compagnie.
François est plasticien, il expose des étrons dans une galerie sympa de la rue Bonaparte, il a une clientèle stable, principalement faite d'industriels américains en vacances et de musées provinciaux d'avant-garde, ce qui assure de bons petits revenus mais ne satisfait absolument pas sa soif de prestige. François se considère digne du Moma, ou du Centre Pompidou à la rigueur, et il ne s'en cache pas. Face à ces prétentions hors normes, Goncourable grince de ce sourire vénéneux des poètes supérieurs. Car s'il est certain d'une chose dans cette vie, c'est que jamais François ne parviendra à dépasser le cadre suranné, parisien d'Épinal, de la rue Bonaparte. Bien sûr, ces réflexions, Goncourable les garde pour lui. Il se contente de mâcher les olives.
Aujourd'hui cependant, il n'a pas du tout l'ironie spontanée. Ils sont perchés avec François sur des tabourets de bar, ce qui leur donne l'illusion de dominer le monde, et Goncourable, après avoir longuement hésité mais ne pouvant conserver ce fardeau pour lui seul, raconte l'horrible malheur qui l'a frappé.
— Cependant rien n'est joué, tempère-t-il aussitôt. Je suis seulement nominé. Il n'y a pas le feu à l'Académie.
François n'est que moyennement surpris. Il n'a jamais apprécié les écrits de Goncourable, qu'il juge trop banals, remplis de phrases qui se traînent, et de médiocre facture.
Au mur du bar, au-dessus de la flèche vers les toilettes, au milieu des traces d'un vieux dégât des eaux, est accrochée une gravure jaunie d'orchidée. François ne peut s'empêcher de comparer ce mur et le peu qu'il ait lu de Goncourable. Il pense à la dédicace qui orne le dernier opus. « À François, le plasticien merveilleux, avec une connivence d'artiste », avait osé Goncourable sur un exemplaire d'auteur qu'il avait tendu par-dessus les olives. C'était il y a un mois. François, lui, n'a jamais offert d'étron à Goncourable, même un fusain, même une esquisse, rien. N'allez pas croire que c'est de la mesquinerie. Les étrons sont des exemplaires uniques qu'on n'offre pas à la légère.
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