Un ange bâté passe.
C'est peut-être à cet instant que Goncourable prend enfin conscience de l'avantage financier qui va de pair avec le Goncourt. Comme un mystique qui se sent transfiguré à force de psalmodier des kyrie, il devine une réalité profonde dans la rengaine à outrance de ses droits d'auteur, réalité d'autant plus palpable que la bonhomie de François devient terriblement affectée.
Voilà ce qui sauvera Goncourable dans ces journées ô combien pénibles de la fin septembre. Il suffira qu'il lance : « Cent mille euros net, et ce n'est que le début », pour que le visage de son camarade se fige en un masque de jalousie grumelée. Ainsi, sans le vouloir, François sera une source régulière de petits bonheurs. Il sera dit que les meilleurs amis sont indispensables !
Mais en attendant, pour prouver qu'il ne craint pas, et pour renforcer son ascendant psychologique sur François qui n'en revient pas, Goncourable prend le luxe d'entrer dans une librairie du boulevard Saint-Germain. Certes, ils n'y restent que le temps de compter les exemplaires écoulés depuis ce matin, mais tout de même. Il n'a aucune gêne. On dirait Adam au Paradis qui fait le tour du propriétaire. Il prend chaque livre vendu comme une victoire personnelle, feignant de croire qu'il est un écrivain français comme un autre et non ce rat en attente de la vivisection. La vie continue, semble-t-il dire, alors vivons-là, Goncourt ou pas !
Après la librairie, la mine légèrement enjouée, Goncourable fait quelques boutiques, histoire de montrer à François un échantillon de son futur pouvoir d'achat. Il essaye une nouvelle cravate. Elle est en velours avec des paillettes, et tranche avec le style habituel de Goncourable, qui s'habille tout en noir, tendance no logo. François note avec déplaisir qu'elle ne fait pas du tout écrivain français, cette cravate, mais plutôt présentateur météo sur une chaîne du câble. En prime, c'est la plus chère du magasin. Tout cela est très décevant.
Dépité mais refusant de l'admettre, François se venge le jeudi suivant, jour de son vernissage à la galerie de la rue Bonaparte.
La journée est plutôt fraîche. Pour se réchauffer (et se laver des idées noires), Goncourable déguste du gros rouge qui tache l'estomac. Parfois, il parle à des cacahouètes. Des restes de gâteaux secs émergent de son cache-nez mais il ne fait rien pour les enlever. Comme il n'a absolument rien à dire sur les étrons de François, à part qu'il les trouve à chier, il bâille sans prendre de gants. On dirait un mélomane égaré dans les tribunes d'un match de handball.
— Alors ? lui demande François, l'œil soupçonneux.
Goncourable rassemble ce qu'il lui reste de force mondaine et parvient à extirper quelque chose comme :
— Il y a beaucoup de choses... étonnantes, ici. Tu travailles à une nouvelle série?... C'est très bien accroché.
— Disposé , corrige François. Ou étalé .
« Il pense " étron " mais il ne le dit pas, songe-t-il, réaliste. Petit Goncourable de mes deux ! Et poltron avec ça ! »
La pensée désagréable en entraîne une autre, et il finit par considérer son œuvre avec un zeste de regard critique. La malédiction ne dure qu'un instant, mais cela suffit pour le démoraliser. L'idée iconoclaste qu'il ne sera jamais digne de la Fondation le frôle dans un bruissement d'hélicoptère blessé.
Il retombe sur Terre. Le cauchemar s'estompe. Reste une envie de vengeance. François repère Louise qui brasse l'ennui à l'autre bout de la galerie.
— Tu as l'air en forme aujourd'hui, s'approche-t-il.
Son sourire de robot est la première chose qu'on remarque. Louise se crispe un peu.
— Tu veux quoi, au juste ? Tu sais bien que moi et la peinture...
— Ce n'est pas vraiment de la peinture, corrige François. Enfin, pas au sens Beaux-Arts . Enfin, peu importe. Je m'inquiétais pour toi... Forcément, ça ne doit pas être drôle. Enfin tu sais, Louise, que tu peux toujours compter sur moi.
Et François de lui saisir l'avant-bras. Ce geste à la complicité calculée fait passer un frisson d'angoisse.
Louise écarquille. « Mon mari a dû lui dire quelque chose sur mes seins », s'imagine-t-elle.
— Il y a un dîner après le vernissage, dit François.
Elle tire machinalement sur le devant de la blouse pour rehausser cette poitrine qui ne veut pas remonter.
— Viens seule, suggère François.
Elle cherche des yeux son mari. On ne le voit nulle part. Il ne reste que des bouteilles vides.
— Il était là, il y a cinq minutes, s'étonne Louise. Il ne serait pas parti sans moi, quand même !
— La littérature française tient mal l'alcool, fait François.
Et il affecte le rire décontracté de l'artiste qui ne se la joue pas.
Quand ils se retrouvent à la brasserie, Louise s'attend à des révélations. Son mari a probablement une maîtresse. Disons Noémie, ou une autre, encore plus dangereuse, une Wonder-Noémie, vingt-cinq ans, cultivée, du bagout comme une école de commerce et un 95 C pour porter l'estocade. Comment voulez-vous que son mari résiste? Les écrivains français ont la fidélité funeste, c'est connu. Pour peu qu'ils aient de grandes piles dans les librairies, les tentations ne manquent pas. Ils sont harcelés de jeunesses arrogantes qui se prennent pour des muses. Certaines filles n'ont aucune gêne, ou alors si, mais elle est soluble dans la littérature.
Louise regarde son chocolat chaud et essaye vainement d'y lire l'avenir. Elle songe aux cours de musculation fessière qu'elle aurait dû prendre.
Ce que lui apprend François n'est d'aucun soulagement, au contraire.
Goncourable.
Non, elle ne savait pas. Elle ne s'en doutait même pas. À tout prendre, elle aurait préféré une maîtresse. Noémie est humaine, elle a des faiblesses, elle n'est pas ce monstre implacable surgi de nulle part.
— C'est pas vrai, murmure-t-elle, et ses jolis yeux se barricadent de larmes.
Soudain, elle comprend tout, Louise. La Platinum neuve que Goncourable glisse dans son portefeuille comme un marque-page. Ses absences quand il rentre en puant la cigarette et le scotch.
Cette manière qu'il a de ne pas écouter quand on lui parle. Et surtout, son manque d'entrain à critiquer les autres écrivains français, les 599 petits nègres qui ont publié en même temps, lui qui ne se prive jamais d'habitude.
— La tarte Tatin, c'est pour qui?...
Les pommes tronçonnées ont une vague ressemblance avec son désastre personnel.
— Je n'ai jamais commandé ça ! s'écrie Louise.
— Ça ne fait rien, madame, pas la peine de vous énerver.
Dans le miroir accroché sur une colonne d'angle à côté de la caisse, celui avec les traces de doigts, on peut voir la tête de François qui avance son regard dans le décolleté. Les yeux contournent la médaille de la Vierge, oscillent un peu sur le bord de la blouse et s'entrechoquent maladroitement contre la volupté. Ils mettent du temps à retrouver la sortie.
« Elle n'est pas aussi avachie que Goncourable le prétend », songe François, peut-être pas précisément en ces termes car le désir ne sait pas construire des phrases structurées, mais avec une douleur diffuse semblable à une coupure que l'on plonge dans l'eau salée.
— Il faut se mettre à la place de notre ami, articule François péniblement, tant il a envie d'être ailleurs. Ce doit être difficile à vivre. Goncourable ! Heureusement, il s'habitue. Ça va mieux ces derniers jours, depuis qu'il a été retenu dans les dix derniers. C'est paradoxal, mais c'est bon signe.
— Quelle déchéance ! ne peut s'empêcher Louise.
Le chocolat chaud se noue dans la gorge. François a l'impression de monter au filet sur une balle facile.
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