Martine avait cessé de pleurer : elle regardait ses ongles. Si elle quittait le village pour Paris, elle y apprendrait les soins de beauté [55] elle y apprendrait les soins de beauté — она научится ухаживать за лицом.
, elle se ferait manucure. Martine n’aimait pas la coiffure, le shampooing. Les ménagères du village avaient les cheveux sales. Elles se les faisaient laver avant la permanente, et peut-être jamais entre deux. Martine lavait ses cheveux à elle à l’eau de pluie de préférence, et elle les avait brillants, noirs comme le vernis d’une voiture neuve, et les gardait plats, collant à la petite tête ronde. Tout son visage était net, lisse, sur le front droit, le trait horizontal des sourcils comme dessinés à l’encre de Chine, soigneusement, chaque poil, et aussi les cils, pas très longs et très fournis, très noirs. Tout dans son visage était régulier.
Martine se leva et se dirigea vers le village. Elle fit un grand détour et rentra tard et affamée.
Mme Donzert et Cécile dans la cuisine étaient en train de fabriquer une tarte aux fraises. Elles avaient les yeux rouges et cependant elles riaient, tout excitées… Martine en oublia sa faim :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Il est arrivé quelque chose ?
M’man Donzert s’affairait sans répondre, et c’est Cécile qui dit en rougissant :
— Maman se marie…
Martine appuya les deux mains contre sa poitrine :
— Seigneur Dieu ! cria-t-elle, qu’est-ce qui nous arrive !
Elle s’effondra sur une chaise et se mit à sangloter.
— Mais qui est-ce qui m’a donné des filles pareilles ! A peine l’une a-t-elle cessé de pleurer, voilà l’autre qui commence. On dirait vraiment un malheur !
Elles pleuraient maintenant toutes les trois. Mme Donzert se mariait avec un coiffeur de Paris ; elle l’avait connu encore jeune fille, mais alors elle avait épousé Papa tandis que le coiffeur était resté célibataire, et, finalement, voilà, c’était le destin… Mme Donzert vendrait le salon de coiffure et déménagerait, à Paris.
— Et qu’est-ce que je vais devenir, moi ? dit Martine, plus tard, quand elles étaient toutes les trois installées autour de la tarte brûlante. Elle se remit à pleurer. Mme Donzert allait vendre… Plus de salon de coiffure, de shampooing, plus de radio, plus de M’man Donzert et de Cécile !
— Martine, cesse de pleurer ! J’irai voir ta mère et si elle te laisse partir, je t’emmène avec nous. Martine, ma chérie mais ne pleure donc pas comme ça ! Il n’y a rien de fait [56] il n’y a rien de fait — пока еще ничего не случилось.
, voyons ! Viens, on va déballer ensemble les surprises…
M’man Donzert était comme ça, pas tellement tendre, mais attentive et efficace : ces jupes qu’elle avait apportées de Paris, elle savait bien qu’elles allaient distraire les petites malgré l’émotion… M’man Donzert les laissa à tourner devant l’armoire à glace, elle avait besoin de s’étendre un peu se reposer après les fatigues de Paris, les émotions…
VII. L’ÉCHANTILLON DU RÊVE
Parfumés, aérés, silencieux, capitonnés, polis, aimables, souriants, fleuris, étaient les salons de l’Institut de Beauté. Les femmes sorties des mains des masseuses, manucures, coiffeurs étaient comme repeintes à neuf. Martine, manucure, était au cœur même de son idéal de beauté, elle vivait à l’intérieur des pages satinées d’un magazine de luxe. L’Institut de Beauté était la pierre précieuse tombée au centre de Paris et qui faisait des ronds de plus en plus larges, de plus en plus faibles, pour s’effacer dans les faubourgs où son étincellement n’avait pas cours [57] son étincellement n’avait pas cours — его блеск (роскошь) там не имел(а) значения.
.
Martine avait appris très vite à se retrouver à Paris, elle était devenue une Parisienne, y cherchant, y trouvant ce qu’elle cherchait : le neuf, le brillant, le poli, le tout à fait propre. Martine disait qu’elle aimait l’impeccable. Impeccable, surtout, était le mot qu’elle employait souvent.
Martine elle-même était impeccable. L’Institut de Beauté habillait ses employées de bleu ciel, des blouses que l’on changeait tous les jours, et tout le personnel féminin portait des chaussures blanches sur de hautes semelles de liège. Les cheveux de Martine se prêtaient à toutes les coiffures, et c’était elle-même qui soignait ses ongles. L’Institut avait des liens avec une maison de couture, Martine apprit à acheter en solde [58] acheter en solde — покупать по сниженным ценам.
, elle avait la « taille mannequin » et sa jeunesse, sa beauté facilitaient les choses, chacun était content de la rendre plus belle encore : tout lui allait, à cette Martine ! A la voir passer dans la rue, c’était la Parisienne elle-même. Dans ce Paris, il ne marquait à Martine qu’une seule chose : la présence de Daniel. Ici, à Paris, il n’y avait plus rien, aucun espoir, comme la mort. Elle ne pouvait même plus retourner au village, les choses s’étant très mal passées avec sa mère quand Martine était venue lui dire qu’elle voulait partir avec M’man Donzert à Paris, pour toujours. La Marie s’en était allée crier des malédictions sous les fenêtres de M’man Donzert, et Martine étant mineure, il lui aurait fallu se résigner à rester au village… La nuit qui avait suivi la terrible scène devant le salon de coiffure, Martine était rentrée à la cabane : sa mère dormait… elle l’avait secouée : « Je te préviens, dit-elle, je viendrai me pendre ici — et elle montrait le gros crochet de la lampe à pétrole — et je laisserai une lettre que c’est toi qui m’as acculée à cette extrémité [59] c’est toi qui m’as acculée à cette extrémité — это ты довела меня до такой крайности.
… Parce que jamais, tu m’entends, jamais, je ne reviendrai vivre dans cette cabane… » Marie s’est mise à pleurer d’une petite voix fine ; Martine attendait. « Va, dit enfin Marie, va fille dénaturée, mais ne t’avise pas de te montrer dans les parages… » Elle ne pouvait pas revenir au pays dans ces conditions.
Non, il fallait inventer quelque chose, agir… Il n’y avait pas pour Martine d’autre homme dans ce vaste monde que Daniel Donelle. Elle était à Paris, mais Paris sans Daniel… Elle avait des moments de désespoir.
Comme ce soir où elle marchait sous les arcades sombres, froides et désertes, entre la rue Saint-Florentin et la rue Royale [60] la rue Saint-Florentin, la rue Royale — центральные улицы Парижа в районе площади Согласия.
. Il pleuvait très fort. Martine se sentait sombre, froide, déserte comme ces arcades avec leurs barreaux de fer. Elle revenait du travail. Elle était fatiguée ; elle avait froid, ses bas étaient éclaboussés et mouillés… Martine attendait que la pluie se calmât un peu pour se jeter dans la bouche du métro, mais combien de temps pouvait-elle attendre, la pluie semblait avoir redoublé. Les autobus passaient tellement pleins qu’ils semblaient avoir du mal à avancer. D’habitude Martine prenait l’autobus, mais ce soir-là ce n’était guère possible, elle aimait mieux descendre dans le métro. Allons-y… Martine allait suivre les arcades pour sortir dans la pluie, quand un regard venant par-dessus les barres de fer l’arrêta comme un éboulement : droit en face d’elle, tête nue, visage ruisselant, Daniel Donelle, un journal à la main, la regardait.
— Martine… dit-il d’une voix venant de loin, venez prendre un grog, on sera plus heureux.
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