Tonino Benacquista - Homo erectus

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Et s’il existait, au cœur de Paris, une société secrète où les hommes puissent enfin confier leurs dérives sentimentales, leurs expériences rocambolesques, leurs fantasmes inavouables ?
C’est à cette société que ce roman de Benacquista inscrit ses lecteurs et surtout ses lectrices. « Pour certains, il s'agissait d'un rendez-vous réservé aux hommes, où il était question de femmes. D'autres, en mal de solidarité, y voyaient le dernier refuge des grands blessés d'une guerre éternelle. Pour tous, d'où qu'ils viennent et quoi qu'ils aient vécu, c'était avant tout le lieu où raconter son histoire. »

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Philippe Saint-Jean doutait de l’intérêt d’une telle abondance de détails. Son propre souci d’économie verbale abrégeait parfois sa faculté d’écoute. Il suivait pourtant avec intérêt un récit qui décrivait avec minutie des désirs si opposés aux siens. Depuis combien d’années n’avait-il pas croisé un homme dont le rêve était de fonder une famille en banlieue ? Dix ans ? Vingt ans ? En avait-il rencontré un seul ? Le rêve premier du plus grand nombre, celui qui constituait un pays et contribuait à la pérennité de ses valeurs : une famille et un toit. Sans fierté ni regrets, Philippe se savait être une exception ; inutile de compter sur lui pour contribuer à la survie de l’espèce ou pour participer à un effort national. Il n’était ni asocial, ni franc-tireur, ni même riche, et pourtant il se sentait si peu concerné par ce qui préoccupait ses concitoyens — inflation, logements sociaux ou grèves des transports — rien de tout cela n’affectait son mode de vie. Fonder une famille en banlieue ? Lui-même était issu de ce dessein-là, ses parents ne l’avaient pas remis en question, à l’époque ça n’était ni un choix ni un rêve mais une étape obligée. Aujourd’hui, Philippe vivait dans un trois-pièces au Quartier latin, au cœur de la mouvance intellectuelle parisienne, à deux pas de la Sorbonne et des éditeurs. Du haut de ses quarante et un ans, il n’aurait plus d’enfant désormais, il l’avait décrété ; la seule femme qui lui en avait donné envie avait disparu de sa vie comme s’il s’était réveillé trop tôt d’un délicieux rêve.

— Et tout aurait pu se dérouler ainsi s’il n’y avait eu la soirée du 4 novembre.

L’agence dirigée par Alain appartenant à la plus grosse société immobilière du pays, sa direction générale invitait, afin de fêter le bilan annuel, mille de ses employés choisis sur leurs performances. Pour la première fois, Alain, Pauline et leurs collègues allaient être récompensés.

— Ma femme m’a appelé vers une heure du matin pour me dire qu’elle passait la plus belle soirée de sa vie. Elle avait été félicitée pour ses résultats, on l’avait présentée au numéro deux de la société, et elle buvait du champagne sur une terrasse des Champs-Élysées. Bref, elle n’était pas pressée de rentrer. Je l’ai félicitée moi aussi et l’ai priée d’être prudente si elle avait bu. Elle m’a dit qu’elle suivait le mouvement de son groupe, ils allaient probablement prolonger la soirée dans une boîte de nuit, et je pouvais dormir tranquille, elle ne prendrait pas sa voiture. Sachant que mon copain Alain était dans les parages, je me suis endormi, rassuré, et fier de ma femme. À mon réveil, vers les neuf heures du matin, un SMS me disait : Suis ivre morte. Je dors chez Fanny. À demain. Je t’aime .

Elle était rentrée vers midi, les yeux mi-clos, le regard bouffi, combattant la plus grosse gueule de bois de sa vie, et s’était précipitée sur un tube d’aspirine, puis dans son lit, sans même un regard vers Yves. Il l’avait laissée dormir jusqu’au soir, où elle avait émergé pour prendre une douche et boire du thé, avant de retrouver l’usage de la parole et de raconter les grandes lignes de sa soirée ; la boîte de nuit, les vodkas tonic qu’on ne compte plus, jusqu’à ce qu’elle titube et que Fanny la ramène chez elle vers les cinq heures du matin.

— Je me souviens d’avoir trouvé tout cet épisode très « sain », reprit Yves. Que son travail de petit soldat soit reconnu, c’était sain, et qu’elle rencontre les grands patrons de sa société, aussi. Qu’elle fasse la fête, c’était sain, et sans moi, ça l’était plus encore. Qu’elle prenne une bonne cuite, une fois dans sa vie, c’était sain aussi.

Yves fournissait tous les détails qu’il avait stockés, ordonnés, questionnés, commentés, ruminés jusqu’à la nausée.

— Dès le lundi matin, la vie a repris son cours. Jusqu’à ce qu’Alain m’appelle en fin d’après-midi : Yves, il faut que je te parle, mais pas au téléphone.

Au bistrot du coin, Alain, une voix d’outre-tombe, s’était demandé s’il avait le droit ou non de faire ce qu’il allait faire. J’adore Pauline, toi tu es mon meilleur ami, mais quoi qu’il arrive, je trahis l’un des deux. Cette fameuse soirée du samedi avait si bien commencé. Pauline, dans sa belle robe du soir, un cocktail à la main, les Champs-Élysées qui scintillaient à ses pieds. Le grand manitou de la région Île-de-France lui avait dit : « C’est donc vous, la fameuse Pauline Lehaleur ? » Au départ des premiers invités, Fanny avait proposé une boîte très chic, rue de Ponthieu, à deux pas. Pour remercier à titre personnel son équipe, Alain avait décidé de régaler. Un endroit comme on n’en voyait que dans les films : de l’or, de l’argent, du satin rouge, une lumière parfaite, une musique à mettre le feu, du personnel qui semblait sortir des pages glacées d’un magazine, plusieurs pistes de danse, et surtout, une scène avec des pole-dancers .

— Des strip-teaseuses qui s’enroulent autour d’une barre, précisa Yves à cent hommes suspendus à son récit. Un show tous les quarts d’heure, les garçons en prennent plein la vue, les filles s’en amusent. Mais, à raison d’un show sur trois, on inverse : c’est un garçon qui se déshabille. Un go-go dancer . En moins d’une minute, il n’a plus qu’une serviette autour de la taille et il descend dans le public pour se trémousser entre les jambes de demoiselles qui poussent des cris hystériques.

Aucune fille de leur petit groupe n’y avait échappé, mais le danseur s’était attardé sur Pauline, à la fois surprise et amusée de voir un tel spécimen mâle agiter son corps d’athlète à dix centimètres de son visage. L’homme avait soigné sa prestation et, en bon professionnel, s’était éloigné vers d’autres clientes juste avant qu’une gêne ne s’installe. Pauline ne s’était pas donnée en spectacle, elle avait juste joué le jeu devant ses collègues et s’était défendue d’avoir eu un traitement spécial. Pour se remettre de ses émotions, elle avait bu d’un trait une énième vodka tonic, bien décidée à continuer la fête : il n’y aurait plus jamais de lendemain. Elle s’était mise à danser, grisée, comme pour se charger d’énergie et de lumière avant l’hiver, à en devenir incandescente elle-même. Et puis, surgi de nulle part, un jeune type habillé d’un jean élimé et d’une chemise blanche ouverte sur le torse avait attiré sur la piste le regard de toutes les femmes présentes. Pauline n’avait pas reconnu tout de suite le go-go dancer dans sa tenue civile, redevenu client comme un autre, mais pas tout à fait. Il lui arrivait, pendant cette heure de pause, de nouer conversation, de glisser sa carte de visite, d’exposer ses prestations à domicile qui assuraient une partie de ses revenus : soirées de célibataires, enterrements de vie de jeune fille, ou fêtes d’anniversaire dont il était le cadeau vivant. Cette nuit-là cependant, il s’était contenté de danser, un verre à la main, et de façon bien moins ostensible que durant ses reptations de professionnel. Il avait échangé des sourires avec Pauline, puis quelques mots dans le brouhaha infernal. S’était engagée alors une autre conversation, muette, et bien plus sensuelle, au milieu de la piste.

Alain avait découvert une Pauline inconnue, cédant à sa frénésie, et si délicieusement. Fatigué de tant d’agitation, il lui avait proposé de la ramener, elle avait refusé tout net : Je prendrai un taxi ! À lundi ! Alain avait rejoint sa voiture sans savoir quoi penser de ce spectacle-là. Avait-il vu une jeune femme profiter d’une soirée exceptionnelle, ou bien l’épouse de son meilleur ami, ivre morte, essayant de provoquer un semi-gigolo ? Fallait-il que je la laisse là-bas ? Ou que j’y retourne pour garder un œil sur elle ? Que j’insiste pour la raccompagner ? Je ne savais plus quoi faire, Yves, je te supplie de me croire. D’un côté, je me disais qu’elle n’était plus responsable de ses actes, et que le lendemain elle me remercierait d’être intervenu. D’un autre, je me disais qu’après tout elle était adulte, et que rien de tout ça ne me regardait .

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