Loin, devant lui, la première bande noire tombait sans un pli, coupant le sol d’une ligne sombre qui collait étroitement aux sinuosités des dunes, droite et inflexible. Il marchait vite, autant qu’il pouvait sur ce terrain instable, perdant quelques centimètres à chaque pas qu’il faisait en montant, et redégringolant les pentes arrondies à grande vitesse, heureux, physiquement, que ses empreintes soient les premières à marquer la piste jaune. Peu à peu sa peine se calmait, séchée, insidieusement, par la pureté poreuse de tout ce qui l’entourait, par la présence absorbante du désert.
La frange d’ombre se rapprochait, élevant indéfiniment une muraille nue et terne, plus attirante qu’une ombre vraie, car c’était plutôt une absence de lumière, un vide compact, une solution de continuité dont rien ne venait troubler la rigueur.
Il lui restait encore quelques pas à faire, et Angel entrerait dans le noir. Il était au pied de la muraille, et il avança timidement la main. Sa main disparut devant ses yeux et il sentit le froid de l’autre zone. Sans hésiter, il y pénétra tout entier, et le voile obscur l’enveloppa tout d’un coup.
Il marcha lentement. Il avait froid ; son cœur battait plus fort. Il fouilla dans sa poche, prit une boîte d’allumettes, en fit craquer une. Il eut l’impression qu’elle s’enflammait, mais la nuit restait complète. Il laissa tomber l’allumette, un peu effrayé, et se frotta les yeux. De nouveau, soigneusement, il gratta le petit morceau de phosphore sur la surface rugueuse de la boîte. Il entendit le chuintement de l’allumette qui prenait feu. Il remit la boîte dans sa poche gauche, et à tâtons, au jugé, approcha son index libre du mince éclat de bois. Il le retira aussitôt de la brûlure, et lâcha la seconde allumette.
Il se retourna avec précaution, et tenta de revenir à son point de départ. Il eut l’impression de marcher plus longtemps qu’à l’aller, et c’était toujours la nuit impénétrable. Il s’arrêta une seconde fois. Son sang circulait plus vite dans ses veines, et ses mains étaient glacées. Il s’assit ; il devait se calmer ; il mit ses mains sous ses aisselles pour se réchauffer.
Il attendit. Les battements de son cœur diminuaient d’intensité. Il conservait dans ses membres l’impression des mouvements exécutés depuis son entrée dans le noir. Posément, sans hâte, il s’orienta de nouveau, et d’un pas décidé marcha vers le soleil. Quelques secondes plus tard, il sentit le contact du sable chaud, et le désert, immobile et jaune, flamba devant ses yeux clignotants. Très loin, il apercevait la vibration au-dessus du toit plat de l’hôtel Barrizone.
Il s’éloigna du mur d’ombre et se laissa choir sur le sable mobile. Devant ses yeux, une lumette glissait paresseusement sur une herbe longue et courbe, qu’elle recouvrait d’une pellicule irisée. Il s’étendit, creusant une place à chacun de ses membres, et, relâchant complètement ses muscles et son cerveau, il se laissa respirer, tranquille et triste.
1)
Le président Ursus de Janpolent fronça les sourcils en arrivant, car l’huissier n’était pas à son poste. Il passa néanmoins et pénétra dans la salle de réunion. Il fronça le sourcil derechef : personne autour de la table. Il atteignit, de l’index et du pouce réunis, l’amorce de sa montre d’or, amorce matérialisée sous les espèces d’une chaîne du même métal, et tira. Chose étrange assez, cette mécanique irréprochable portait la même heure qui l’avait tant fait se presser peu auparavant. S’expliquant ainsi les absences combinées et non complotées, comme il lui en était venu le soupçon, de l’huissier et des membres du Conseil, il fit en courant le chemin du retour à sa limousine et enjoignit à son chauffeur zélé de le mener quelque part, pour ce qu’il ne faudrait point que l’on vît arriver le premier un président de Conseil d’Administration, fichtre non !
2)
L’huissier, un rictus las aux lèvres, émergea du buen-retiro à temps pour se rendre, sans lambiner, à l’armoire grande où restaient les collections de cartes postales obscènes. Un rictus las aux lèvres, et les mains tremblantes et la braguette humide, car c’était son jour. Cela coulait encore un peu, lui allumant le bas de l’échine d’éclairs discordants et décroissants, et raidissant ses vieux muscles fessiers tannés par des ans de chaise.
3)
Le petit chien écrasé par Agathe Marion qui conduisait comme d’habitude, sans regarder, avait les poumons d’une curieuse couleur verte, ainsi que le constata l’agent-voyer dont le balai agile précipita la charogne dans une bouche d’égout. L’égout se mit à vomir peu après, et l’on dut détourner la circulation pour quelques jours.
4)
Après divers avatars, provoqués tant par la malignité des humains ou des choses que par les lois inexorables de la probabilité, ils se rencontrèrent à la porte de la salle des séances la quasi-totalité des y convoqués, qui s’introduisaient dans ce lieu après les frottements palmaires et éjaculations de parcelles de salive en usage dans la société civilisée, et que la société militarisée remplace par des ports de mains au chef et des claquements solaires accompagnés, dans de certains cas, d’interjections brèves, et hurlées de loin, ce qui fait qu’à tout prendre, on pourrait estimer que le militaire est hygiénique, opinion de laquelle on est forcé, quoique, de se défaire quand on voit les latrines d’icelui, avec une exception faite pour les militaires amerlauds lesquels chient en rang et tiennent leurs chambres à caca en état de propreté et d’odeur désinfectante constants, ainsi qu’il arrive dans certains pays où l’on soigne la propagande et où l’on a l’heur de tomber sur des inhabitants persuasibles par de tels moyens, ce qui est le cas général, à condition que la propagande ainsi soignée ne le soit pas à l’aveuglette, mais en tenant compte des désirs révélés par les offices de prospection et d’orientation, comme aussi de résultats de référenda que les gouvernements heureux ne manquent pas de prodiguer pour le bonheur encore accentué des peuplages qu’ils administrent.
Ainsi, le Conseil commença. Il ne manquait qu’un membre, empêché, et qui vint, deux jours après, s’excuser, mais l’huissier fut sévère.
5)
— Messieurs, je donne la parole à notre dévoué secrétaire.
— Messieurs, avant de vous communiquer les résultats bruts des premières semaines de travaux, je désire vous donner lecture, le rapporteur étant absent, du rapport reçu d’Exopotamie qu’il m’a heureusement fait tenir en temps voulu, et je désire, ici, rendre hommage à cette prudence, tout à l’honneur de sa prévoyance, car nul n’est à l’abri d’un contretemps.
— Tout à fait d’accord !
— De quoi s’agit-il ?
— Vous savez bien.
— Ah ! je me rappelle !
— Messieurs, voici la note en question.
— Malgré les difficultés de tous ordres, les efforts et l’ingéniosité du directeur technique Amadis Dudu ont abouti à la mise en place de tout le matériel nécessaire et il n’est pas besoin d’insister sur les capacités de dévouement et d’abnégation, ainsi que sur le courage et l’habileté professionnelle du directeur technique Dudu, car les énormes difficultés rencontrées, ainsi que lâcheté sournoise et la malignité des agents d’exécution, des éléments et des ingénieurs en général, à l’exception du contremaître Arland, font que cette tâche, presque impossible ne saurait être menée à bien que par lui.
— Tout à fait d’accord.
— Ce rapport est excellent.
— Je n’ai pas saisi. De quoi s’agit-il ?
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