L’alerte fut levée. Le hurlement des sirènes décroissait lentement, mais la lumière ne revenait pas. Les gens arrêtèrent peu à peu de tanguer, les mains lâchèrent ses vêtements, il entendit des respirations plus régulières, les sanglots d’un enfant aussi, qui se tut aux chuchotements apaisants de sa mère. Le silence dans une obscurité totale.
— Quand est-ce que toute cette merde va enfin finir ?
Une voix d’homme avait prononcé cette phrase dans le noir, une voix claire, à l’articulation bien nette. Sans le vouloir, il tourna la tête dans la direction d’où elle était venue.
— Quand ce gros lard de Goering pourra enfiler le futal de Goebbels !
C’était une autre voix, d’homme encore, encore plus intelligible, venue de la porte qui menait à la sortie. Il entendit une femme glousser, puis pouffer de rire, comme si elle avait mis la main devant la bouche, puis l’homme éclata de rire. Cela le fit sourire.
— Faites attention à ce que vous dites !
Cette troisième voix, coupante, impérieuse, n’était pas bien loin de lui.
Le rire se tut.
— ’Scusez… (C’était de nouveau la voix claire qui se manifestait.) Bien entendu, s’pas, je ne parle pas de Herrmann Goering, mais de celui que, depuis le premier raid aérien sur Berlin, on peut appeler Herrmann Meyer [3] Vantant les défenses antiaériennes de la Luftwaffe, Goering avait proclamé : « Si jamais un bombardier ennemi réussit à survoler la Ruhr, je ne m’appelle plus Hermann Goering, et vous pourrez m’appeler Meyer », c’est-à-dire Martin ou Dupont.
!
Les rires fusèrent de nouveau dans l’obscurité, plus nombreux cette fois.
Mais la voix impérieuse retentit encore et le silence retomba.
— Ça suffit maintenant, camarades ! Nous sommes ici sur l’arrière-front et pas à une partie de quilles dans la salle arrière d’un bistrot. Le Führer attend de nous que nous remplissions notre devoir d’airain et que nous soutenions nos camarades au front, que nous ne nous laissions pas influencer par les discours défaitistes des lâches ennemis de notre communauté. Je préviens le plaisantin que si j’entends encore la moindre critique, je fais boucler l’abri et personne n’en sortira jusqu’à ce que je sache qui est responsable de cette propagande bolchevique.
— Mais bouclez-la donc vous-même !
La voix de femme avait surgi du fond de la salle.
— Qui vient de parler ?
La voix était devenue plus coupante encore.
— Qui a dit ça ? Personne ? Racaille, bande de lâches, ingrats… Il y a dix ans, vous étiez à la rue, sans pain et sans travail. Qui vous en a redonné ? Les socialos ? Les criminels de novembre 18 ? Les joailliers juifs et les usuriers ? Les faux-monnayeurs et les spéculateurs boursiers, peut-être ? Non, le Führer ! C’est lui qui s’est démené pour que vous retrouviez du travail ! C’est lui qui a remis l’économie en marche et qui a fait du Reich un grand Reich ! Et vous avez à nouveau gagné votre pain et pu vous acheter quelque chose. Et maintenant, maintenant que le Führer a besoin de vous, dans cette passe difficile avant la victoire finale, vous le laissez tomber. Mais où seriez-vous donc, tous autant que vous êtes, si vous n’aviez pas notre Führer ?
— Chez nous, à la maison !
C’était une fois encore la voix de l’homme près de la porte.
Les rires éclatèrent autour de lui. Il y mêla le sien dans l’obscurité. Il en entendit d’autres qui répétaient en riant « A la maison ! », et la voix impérieuse qui arrivait à peine à se faire entendre :
— Sales traîtres, bande de lâches !
Avec un bruit sec, la lumière revint brusquement dans l’abri. Les rires s’éteignirent aussitôt. Il cligna les paupières pour se réhabituer à la clarté. Il reconnut entre les cils celui qui avait crié, un SA en uniforme, dont la tête cramoisie dépassait la foule qui l’entourait et qui tentait vainement d’atteindre la porte avant tout le monde. Il se mit à pousser lui aussi ; il voulait sortir d’entre ces murs bétonnés, respirer un air moins vicié, conscient pourtant que, comme après chaque bombardement, il serait accueilli par des nuages de poussière et cette odeur de chair brûlée.
« Au nom du peuple allemand. Dans l’affaire pénale concernant le commerçant Ruprecht Haas, résidant à Berlin, né le 13.10.1908 à Berlin-Neukölln, marié, un enfant… »
Ruprecht Haas. Un compatriote tout à fait rangé, respectueux des lois, jusqu’au jour où l’on avait commencé à enregistrer dans un dossier les moindres détails de sa vie. Ce jour qui faisait de Haas une affaire pénale, ce jour où Haas avait trop parlé. La Gestapo avait réuni la plupart des documents, et c’est ainsi que les papiers personnels de Haas étaient étalés devant lui sur la table de la cuisine, de sa déclaration de résidence à ses bulletin de naissance et livret de famille, en passant par sa carte d’identité et ses papiers militaires.
Le jugement était agrafé en tête du dossier : « … actuellement en détention préventive pour rébellion envers les forces armées ; le tribunal de Berlin, 2 echambre, suite à la session du 8 février 1943, à laquelle étaient présents… »
Il sauta le paragraphe. Nom du président du tribunal, du procureur, des assesseurs, etc. Il reprit sa lecture aux attendus du jugement : « […] que de droit : l’accusé Ruprecht Haas a déclaré à Berlin, Sophienstrasse 8, le 31 décembre 1942, pendant la fête de la Saint-Sylvestre, après qu'il eut appris la mort en héros de son frère, “qu'il serait enfin temps d’en finir, avant que le Führer nous tue tous”.
Ce disant, l’accusé a gravement porté atteinte à notre élan national-socialiste pour une défense unie, apportant ainsi une aide à notre ennemi, et ce en temps de guerre. Il a ainsi perdu son honneur. Même si l’accusé doit déplorer la perte de son quatrième frère au cours de cette guerre, le tribunal ne saurait de ce fait lui reconnaître des circonstances atténuantes, attendu que la fréquentation par l’accusé d’ouvrages interdits enlève tout caractère spontané à ses paroles répréhensibles. Le coup qu'il a voulu porter aux capacités de défense allemande outrage aussi le prestige de son frère mort pour la patrie. L’accusé est condamné à dix ans de maison de correction et privé pour cette durée de ses droits civiques et de son honneur. »
Suivaient les procès-verbaux d’interrogatoire de Karasek, Stankowski, Frick, Fiegl et Buchwald. Ils avaient peu ou prou déclaré la même chose. Selon eux, les fêtes de fin d’année étaient organisées à tour de rôle par les résidents, et cette année-là ç’avait été celui de la famille Haas. Tôt dans la soirée, un camarade de régiment de son frère lui avait apporté la triste nouvelle. Haas était alors entré dans une rage folle. Il s’était mis à hurler et c’est là qu’il avait prononcé ces paroles indécentes. Tous les amis présents avaient tenté de le calmer, mais il avait plusieurs fois renouvelé ces malheureuses insultes. Tous avaient témoigné qu’à cause de cet événement la fête avait été interrompue avant même la fin de l’année.
Il trouva dans le dossier une liste de livres interdits qu’on avait découverts sur une étagère appartenant à Haas. Stefan Zweig, Emil Ludwig, Lion Feuchtwanger, Mann, Kästner, Tucholsky, Allemagne, un conte d’hiver , de Heine. On ne pouvait donc s’attendre à des circonstances atténuantes : à cette époque déjà, l’issue de la guerre était bien douteuse. En réalité, début 1943 tout était déjà perdu. Ce type avait encore eu de la chance. À présent, il n’y avait plus qu’une seule punition pour de tels actes : la mort par pendaison ou l’exécution à la hache. On risquait de perdre la vie pour un simple vol. Si Haas était passé devant le tribunal du peuple, le verdict eût été tout autre, même en ce temps-là.
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