— Est-ce qu’il vous a dit où il logeait ? Savez-vous peut-être où on peut le trouver ?
— Non, aucune idée. Il n’a rien dit.
Porté disparu, puis déclaré mort. Et Ruprecht Haas qui se baladait dans Berlin, en pleine forme, et se renseignait sur les adresses de Karasek et de Stankowski !
— Quels sont ceux qui étaient présents, à cette fameuse fête de la Saint-Sylvestre ?
— Ben, Angelika et moi, Karasek, Stankowski et la mère Fiegl, et Haas et sa femme, naturellement.
— Et la femme de Stankowski ?
— Elle n’allait pas bien et était déjà couchée.
— Mettons les points sur les i : c’est votre fiancée qui a dénoncé Haas ?
— Non.
Buchwald secoua la tête avec force.
— Vous en êtes absolument certain ?
— Oui. J’étais présent quand la Gestapo nous a interrogés à cause de cette soirée de la Saint-Sylvestre.
— Haas le sait ?
— Oui, je le lui ai raconté. Un moment…
Il eut un haut-le-corps.
— Vous pensez que… Haas… aurait…
Il tenta d’écarquiller les yeux, et dans l’effort une fente minuscule s’entrouvrit entre les paupières enflées de son œil droit. Il finissait enfin par comprendre que le brin de paille se changeait tout doucement en bouée de sauvetage.
— Et il a eu le culot de m’adresser la parole…
— Pas si vite, Herr Buchwald. Vous aussi vous assistiez à cette fête. Haas aurait donc pu vous soupçonner, vous aussi. Est-ce qu’il y a fait allusion dans cette brasserie ?
L’homme rentra la tête dans les épaules.
— Non. Mais je ne l’ai pas dénoncé, non plus. Et m’est avis qu’il m’a cru.
— Vous avez fait allusion à des problèmes qui seraient survenus dans l’immeuble après l’arrestation de Haas. Outre cette histoire de dénonciation, Haas aurait-il pu avoir d’autres mobiles ?
— Oui, bien sûr.
Buchwald retrouvait des couleurs. Il raconta vite, sans s’interrompre :
— La femme de Haas avait eu des difficultés financières après l’arrestation de son mari et elle avait dû céder son magasin à Stankowski. Ma fiancée avait profité de la situation pour essayer de s’emparer de son appartement. Grâce à Karasek, elle avait réussi à échanger les deux logements. Et seule la famille Haas est morte durant le bombardement. Il est en train de se venger pour tout ça, c’est lui aussi qui a tué Angelika. J’ai toujours dit que j’étais innocent.
— Nous verrons.
Kälterer sonna. Buchwald avait raison, Haas pouvait très bien être l’assassin et il avait un mobile solide : la vengeance. Se venger de la dénonciation, se venger de cette soirée de la Saint-Sylvestre, se venger de ceux qu’il rendait responsables de son sort et de ce qui était arrivé à sa famille.
— Attendez, je vais vous donner la main.
Il empoigna un côté de la commode, le souleva, les gravats glissèrent sous le poids.
— Une belle pièce, vraiment. Mais vous espérez pouvoir la restaurer ?…
La femme chercha l’équilibre sur le monceau de décombres, puis saisit l’autre côté du meuble.
— C’est une antiquité, un meuble ancien, de famille. Je n’ai pas le cœur à le laisser là, comme ça, dehors.
Ils s’enfoncèrent jusqu’aux chevilles en descendant de l’amoncellement de gravats couleur ciment. Toute la façade de l’immeuble avait été soufflée et on voyait dans les appartements mis à nu. Malgré les plafonds en partie crevés, beaucoup de meubles étaient encore à leur place, mais noirs de suie, quelques-uns fumant encore.
Ils déposèrent la commode au beau milieu de la Reichenbergerstrasse, à côté d’autres meubles, appareils ménagers et ustensiles de cuisine qui avaient pu être récupérés. La femme le remercia, puis s’agenouilla pour examiner les dommages de sa commode.
Il essuya ses mains pleines de poussière à son manteau, contempla la rue du haut en bas et hocha la tête.
— Presque une maison sur deux a été touchée…
L’odeur de brûlé planait encore lourdement dans l’air, l’eau utilisée pour lutter contre les incendies s’était accumulée en immenses flaques noirâtres et de nombreuses personnes fouillaient ce qui restait des immeubles déchiquetés, à la recherche de disparus ou de tout ce qui était encore utilisable. L’emplacement où l’on avait rassemblé les morts se trouvait à quelques mètres du carrefour proche, mais il ne réussit pas à savoir combien il y en avait déjà, tellement on s’empressait autour.
La femme se redressa.
— Oui, mais l’immeuble dans lequel votre amie habite maintenant est encore debout.
— Dieu merci.
Il le pensait sincèrement : il n’aurait plus manqué que la Fiegl eût été tuée dans un bombardement.
— Et vous avez dit que sa belle-sœur s’appelle comment déjà ?
— Büskens, répondit la femme, Hannelore Büskens. Elle habite là-bas, dans le deuxième immeuble, au deuxième étage. Une femme très sympathique, votre amie, toujours secourable ; donnez-lui le bonjour de ma part, de Trauteschätzchen, elle saura qui c’est. Dites-lui que pour nous, tout va bien, mais que nous allons rejoindre mon frère à Wernigerode. Vous n’oublierez pas ?
— Je ferai la commission, comptez sur moi.
Il la salua, rejoignit le lampadaire plié en deux où il avait laissé sa bicyclette, la prit sur l’épaule et se fraya un chemin dans la rue obstruée par les décombres.
Un pâté de maisons plus loin, la chaussée avait été déblayée. Il sauta en selle et se rendit dans la rue adjacente. Maintenant qu’il savait où la Fiegl habitait, il n’avait plus qu’à attendre qu’elle lui tombe entre les mains comme un fruit mûr.
Une demi-heure plus tard, les sirènes mugissaient de nouveau. C’était déjà le cinquième raid en quatre jours. Il n’y aurait bientôt plus une seule maison debout dans Berlin. Tout le monde se précipitait dans les rues. Il suivit la foule : les habitants du quartier savaient où aller. Il mit ses pas dans ceux d’un groupe qui marchait sans hésitation, valises à la main, vers l’abri le plus proche.
Il était étonné de la manière dont les gens semblaient accepter leur sort : direction abri à chaque mugissement de sirène, puis travaux de déblaiement, nouveaux hurlements de sirène, abri, déblaiement, sirène, abri, déblaiement… Personne n’avait l’air de protester, personne ne semblait se rebeller contre cette routine dévastatrice. Le Reich allemand lui paraissait un navire en train de couler : tout l’équipage louchait vers les chaloupes de sauvetage mais, à fond de cale, dans les soutes, on continuait à lancer des pleines pelletées de charbon dans la gueule des chaudières pour que l’hélice continue à brasser l’eau, alors qu’en réalité elle tournait depuis longtemps dans le vide.
La foule s’agglutinait devant l’abri. A peine eut-il attaché sa bicyclette qu’il fut happé dans l’immense construction en béton, pressé le long de couloirs, puis parqué dans une salle avec des centaines de personnes. Il avait du mal à respirer et dut jouer des coudes pour se faire une petite place.
Les premières bombes éclatèrent — des détonations lointaines encore, mais qui se rapprochèrent rapidement — explosèrent en touchant le bunker qui trembla, sembla vaciller. La lumière s’éteignit. La peur des occupants éclata en un unique cri. Plongé dans une obscurité complète, il sentit des mains s’agripper à son manteau, des corps se presser contre lui, lui coupant la respiration. Il tâtonna dans le noir pour chercher appui lui aussi, finit par s’accrocher aux corps qui se cramponnaient déjà à lui. De nouvelles déflagrations secouèrent l’abri, libérant d’autres hurlements de peur. On sentit soudain une odeur de sueur, d’urine et d’excréments ; l’air devenait irrespirable. Il était coincé dans une nuit noire, au milieu d’un enchevêtrement d’êtres humains invisibles, qui tanguaient de ci de là, des corps qui menaçaient de s’affaisser ou qui, cédant à la panique, se débattaient et respiraient avec difficulté, bouche ouverte comme des poissons échoués sur la grève.
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