— « Alors, au revoir, mon vieux », dit Jacques, en touchant le bras de son ami.
Les lèvres de Daniel remuèrent. Avait-il répondu ? Un demi-sourire grimaçant retroussait un coin de sa bouche ; ses yeux, à l’ombre du casque, étaient très brillants ; son regard, désespéré. Il tenait la main de Jacques serrée entre les siennes. Puis, se penchant tout à coup, il étreignit gauchement le buste de son ami, et l’embrassa. C’était la première fois de leur vie.
— « Au revoir », répéta Jacques. Sans bien savoir ce qu’il faisait, il se dégagea, jeta vers Jenny un regard d’adieu, inclina la tête, sourit tristement à Daniel, et s’enfuit.
Mais, lorsqu’il eut traversé la gare, une force secrète l’arrêta au bord du trottoir.
Dans le faux jour du crépuscule, la place, piquée de globes électriques, sillonnée de véhicules, s’étendait devant lui : zone de démarcation entre deux univers. Au-delà, sa vie de militant l’attendait, toute prête à le reprendre ; sa solitude, aussi. Tant qu’il s’attardait en deçà, dans la gare, d’autres choses restaient possibles. Quoi ? Il ne savait pas, ne voulait pas préciser. Il lui semblait seulement que franchir cette place, c’était presque refuser une offre du destin, renoncer pour toujours à quelque chance merveilleuse.
Lâchement, les jambes molles, il ne cherchait qu’à retarder la décision. Plusieurs chariots de bagages, vides, étaient rangés le long du mur. Il en choisit un, et s’y assit. Pour réfléchir ? Non. Il en était incapable ; à la fois trop apathique et trop anxieux. Le dos plié, les bras ballants entre les genoux, le chapeau sur la nuque, les yeux au sol, il respirait bruyamment et ne songeait à rien.
Sans doute — si le hasard ne s’en était pas mêlé — serait-il demeuré longtemps là, immobile ; puis, enfin reposé, il se serait ressaisi ; et, cédant de nouveau au rythme fiévreux de sa vie, il aurait couru à l’Humanité pour connaître le texte de la réponse serbe… Alors, tout un monde de possibilités se fût sans doute à jamais fermé devant lui… Mais le hasard intervint : un homme d’équipe avait besoin des chariots. Jacques se leva, regarda l’homme, puis sa montre, et sourit bizarrement.
Presque à regret, comme obéissant à une impulsion fortuite, il rentra sans hâte dans la gare, reprit un ticket, traversa le hall, et se retrouva devant le quai de départ.
L’express de Strasbourg n’avait pas démarré. À l’arrière, les trois lanternes du fourgon brillaient, immobiles. Daniel et Jenny, perdus dans la foule, étaient invisibles.
Neuf heures vingt-huit. Neuf heures trente. Sur le quai, un remous agita la fourmilière. Les dernières portières claquaient. La locomotive siffla. Dans la lumière blafarde des lampes à arc, d’épaisses bouffées blanches montaient vers la verrière. L’enfilade des wagons éclairés tressaillait. Il y eut des grincements, quelques heurts sourds. Jacques, arrêté, fixait des yeux le fourgon de queue qui ne bougeait pas encore ; qui, enfin, s’ébranla. Les trois feux rouges, s’éloignant, démasquèrent les rails de la voie ; lentement, le train qui emportait Daniel s’enfonça dans les ténèbres.
« Et maintenant ? » se dit Jacques, croyant de bonne foi qu’il hésitait encore sur ce qu’il allait faire.
Il s’était avancé jusqu’au commencement du quai. Il regardait venir à lui le flot des gens qui, après le départ de l’express, gagnaient la sortie. En passant sous les globes électriques, les figures, un instant, prenaient vie avant de se perdre de nouveau dans la pénombre.
Jenny…
Lorsqu’il la reconnut, de loin, son premier mouvement fut de fuir, de se cacher. Mais la honte ne fut pas la plus forte : il se rapprocha, au contraire, pour se trouver sur son chemin.
Elle venait droit vers lui. Son visage portait encore la trace de la séparation. Elle marchait vite, sans rien voir.
Brusquement, à deux mètres, elle l’aperçut. Jacques vit ses traits se crisper sous le choc, et, comme l’autre soir chez Antoine, une brève lueur d’effroi dilater ses prunelles.
Tout d’abord, elle n’eut pas l’idée qu’il avait eu le front de l’attendre : elle crut qu’il se trouvait là, attardé par hasard. Son unique pensée fut de détourner les yeux, d’éviter la rencontre. Mais elle était prise dans le courant, obligée de passer devant lui. Elle sentit qu’il la regardait fixement, et comprit alors qu’il s’était posté là, pour elle. Quand elle fut à son niveau, il souleva machinalement son chapeau. Elle ne répondit pas à son salut, et, tête baissée, trébuchant un peu, se glissant à travers les voyageurs qui la précédaient, elle piqua droit vers la sortie. Elle se retenait de courir. Elle n’avait qu’un seul but : être le plus vite possible hors d’atteinte ; se fondre dans la foule, gagner le métro, s’y terrer.
Jacques s’était retourné pour la suivre des yeux, mais il restait rivé à sa place. « Et maintenant ? » se dit-il de nouveau. Il fallait prendre un parti. La minute était décisive… « Avant tout, ne pas la perdre ! »
Il se jeta dans son sillage.
Les voyageurs, les porteurs, les chariots, encombraient le chemin. Il dut contourner une famille accroupie sur des bagages ; il buta contre une roue de bicyclette. Quand il chercha Jenny des yeux, elle avait disparu. Il fit quelques zigzags, en courant. Il se soulevait sur la pointe des pieds pour fouiller d’un œil hagard cette agglomération de dos mouvants. Enfin, par miracle, dans le troupeau qui se pressait vers la sortie, il reconnut le voile noir, les épaules étroites… Ne plus la perdre… la tenir harponnée au bout de son regard !
Mais elle avait de l’avance. Tandis qu’il piétinait sur place, bloqué par la foule, il la vit franchir le guichet, traverser le hall, tourner à droite vers le métro. Fou d’impatience, il joua des coudes, bouscula des gens, parvint au guichet, s’engouffra dans l’escalier du souterrain. Où était-elle ? Il l’aperçut soudain au bas des marches. En quelques bonds, il rattrapa la distance.
« Et maintenant ? » se dit-il encore une fois.
Il était tout près. L’aborder ? Il fit encore un pas, se trouva juste derrière elle. Alors, d’une voix essoufflée, il prononça son nom :
— « Jenny… »
Elle se croyait sauvée. Cet appel, brutal comme un coup entre les épaules, la fit chanceler.
Il répéta :
— « Jenny ! »
Elle ne parut pas entendre, et partit comme une flèche. La terreur l’éperonnait. Mais son cœur était devenu si pesant qu’il lui semblait pareil à ces fardeaux intransportables qu’on traîne dans les rêves, et qui paralysent les fuites…
Au bout de la galerie, un escalier plongeait devant elle, presque désert. Elle s’y rua, sans s’occuper de la direction. Une rampe rétrécissait de moitié la largeur des marches. Tout en bas, elle apercevait le portillon d’accès au quai, et l’employé qui poinçonnait les billets. D’une main fébrile, elle fouillait dans son sac. Jacques vit le geste. Elle avait des tickets ; lui, non ! Sans billet, on ne le laisserait pas franchir le tourniquet ; si elle atteignait le portillon, il ne la rattraperait pas ! Sans hésiter, il prit son élan, la rejoignit, passa devant elle, et, se retournant, lui barra brutalement le passage.
Elle comprit qu’elle était prise. Ses jambes vacillèrent. Mais elle fit front, et le dévisagea.
Il était là, en travers du chemin, le chapeau sur la tête, rouge, les traits gonflés, l’œil effronté et fixe : il avait l’air d’un malfaiteur ou d’un aliéné…
— « Je veux vous parler ! »
— « Non ! »
— « Si ! »
Elle le regardait, sans rien laisser paraître de sa peur ; ses prunelles pâles, dilatées, n’exprimaient que rage et dédain :
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