— « Qu’est-ce qu’il pense des événements ? » hasarda Jacques.
— « Je ne sais pas. J’ai l’intention de l’interroger un peu… Repasse ce soir, je te raconterai… Ou bien, veux-tu m’accompagner ? J’en ai pour dix minutes avec lui : tu m’attendras dans la voiture. »
Jacques, tenté, réfléchit une seconde, et accepta d’un signe de tête.
Antoine, avant de sortir, fermait à clef les tiroirs de son bureau.
— « Sais-tu », murmura-t-il, « ce que j’ai fait, tout à l’heure, en rentrant ? J’ai cherché mon livret militaire pour lire mon feuillet de mobilisation… » Il ne souriait pas. Il annonça, calmement : « Compiègne… Et le premier jour !… »
Les deux frères échangèrent un regard, en silence. Après une hésitation, Jacques dit, gravement :
— « Je suis sûr que, depuis ce matin, il y a des milliers de types, en Europe, qui ont fait comme toi… »
— « Ce pauvre Rumelles », reprit Antoine, tandis qu’ils descendaient l’escalier. « Il était très surmené par son hiver. Il devait partir en congé ces jours-ci. Et puis — à cause de toutes ces histoires, sans doute, — Berthelot lui a demandé de renoncer à ses vacances. Alors, il est venu me trouver, pour que je l’aide à tenir le coup. J’ai commencé un traitement. J’espère réussir. »
Jacques n’écoutait pas. Il était en train de constater que, aujourd’hui, sans qu’il s’expliquât pourquoi, il se sentait repris pour Antoine d’une affection fraternelle, pleine de chaleur, mais aussi d’exigence et d’insatisfaction.
— « Ah ! Antoine », fit-il spontanément, « si seulement tu connaissais mieux les hommes, la masse, le peuple qui peine, — comme tu serais… différent ! » (L’accent disait : « Comme tu serais meilleur… Comme tu serais plus près de moi… Comme ce serait bon de pouvoir t’aimer… »)
Antoine, qui marchait devant, se retourna, vexé :
— « Crois-tu que je ne les connaisse pas ? Après quinze années d’hôpital ! Tu oublies que, depuis quinze ans, chaque matin, pendant trois heures, je ne fais rien d’autre que de voir des hommes… Des hommes de tous les milieux, des ouvriers d’usine, la population des faubourgs… Et moi, médecin, c’est l’homme à nu que je vois : l’homme dépouillé de tous les faux-semblants par la souffrance ! Si tu crois que cette expérience-là ne vaut pas la tienne ! »
« Non », pensait Jacques, avec une irritation têtue. « Non, ce n’est pas la même chose. »
Vingt minutes plus tard, lorsque Antoine, sortant du ministère, revint vers l’auto où Jacques l’attendait, son visage était soucieux.
« — Ça chauffe là-dedans », grommela-t-il. « C’est un va-et-vient affolé entre tous les services… Des dépêches qui arrivent de toutes les ambassades… Ils attendent avec anxiété le texte de la réponse que la Serbie doit remettre, ce soir… » Et, sans répondre à l’interrogation muette de son frère, il demanda : « Où vas-tu maintenant ? »
Jacques fut sur le point de dire : « À l’Huma. » Il se contenta de répondre :
— « Dans le quartier de la Bourse. »
— « Je ne peux pas te conduire, je serais en retard. Mais, si tu veux, je te déposerai place de l’Opéra. »
Aussitôt assis, Antoine reprit la parole :
— « Rumelles a l’air embêté… Ce matin, on faisait grand état, au cabinet du ministre, d’une note officieuse de l’ambassade d’Allemagne, déclarant que la note autrichienne n’était pas un ultimatum, mais seulement une « demande de réponse, à court délai ». Ce qui, paraît-il, dans le jargon diplomatique, signifiait un tas de choses : d’une part, que l’Allemagne se préoccupait d’atténuer la gravité du geste autrichien ; d’autre part, que l’Autriche ne refuserait pas de négocier avec la Serbie… »
— « On en est là ? » dit Jacques. « On en est à s’accrocher à de pareilles arguties ? »
— « Par ailleurs, comme la Serbie semblait prête à capituler presque sans discussion, somme toute, ce matin, on avait assez bon espoir. »
— « Mais ?… » fit Jacques, impatiemment.
— « Mais, tout à l’heure, on vient d’apprendre que la Serbie mobilisait trois cent mille hommes ; et que le gouvernement serbe, craignant de rester à Belgrade, trop proche de la frontière, s’apprêtait ce soir à quitter la capitale, pour se réfugier au centre du pays. D’où l’on est enclin à conclure que la réponse serbe ne sera pas une capitulation, comme on l’espérait ; et que la Serbie a des raisons de prévoir une attaque brutale… »
— « Et la France ? A-t-elle l’intention d’agir, de prendre une initiative quelconque ? »
— « Rumelles, naturellement, ne peut pas tout dire. Mais, d’après ce que j’ai cru comprendre, l’opinion qui prévaut aujourd’hui parmi les membres du gouvernement est qu’il faut se montrer très ferme : au besoin, multiplier ouvertement les préparatifs de guerre. »
— « Toujours la politique de l’intimidation ! »
— « Rumelles dit — et l’on sent bien que c’est le mot d’ordre du jour : “Au point où en sont les choses, la France et la Russie n’ont de chance de retenir les Empires centraux qu’en se montrant résolues à tout.” Il dit : “Si l’un de nous recule, c’est la guerre.” »
— « Et ils ont tous, naturellement, cette arrière-pensée : “Si, malgré notre attitude menaçante, la guerre éclatait, nos préparatifs nous donneraient l’avantage” ! »
— « Sans doute. Et ça me paraît très juste. »
— « Mais », s’écria Jacques, « les Empires centraux doivent raisonner de même ! Alors, où va-t-on ?… Studler a raison : cette politique belliqueuse est la plus dangereuse de toutes ! »
— « Il faut s’en rapporter aux gens du métier », trancha Antoine, nerveux. « Ils doivent savoir mieux que nous ce qu’il convient de faire. »
Jacques haussa les épaules, et se tut.
L’auto approchait de l’Opéra.
— « Quand te reverrai-je ? » demanda Antoine. « Est-ce que tu restes à Paris ? »
Jacques fit un geste vague :
— « Je ne sais pas… »
Il ouvrait déjà la portière. Antoine lui toucha le bras :
— « Écoute… » Il hésitait, cherchait ses mots : « Tu sais — ou tu ne sais pas — que, maintenant, tous les quinze jours, le dimanche après-midi, je reçois quelques amis… Demain, Rumelles doit venir, à trois heures, pour sa piqûre, et il m’a promis de rester, ne fût-ce qu’un instant, à la réunion. Si ça t’intéresse de le voir, tu seras le bienvenu. Étant donné les circonstances, sa conversation pourra être instructive. »
— « Demain, trois, heures ? » fit Jacques, évasif. « Peut-être, oui… Je tâcherai… Merci. »
À L’Humanité, on ne savait rien de plus que ce que Jacques avait appris par Antoine et Rumelles.
Jaurès était parti pour vingt-quatre heures dans le Rhône, afin d’appuyer la campagne électorale de son ami Marius Moutet. Bien que l’absence du Patron, en ces heures graves, causât un certain désarroi parmi les rédacteurs, le vent était plutôt à l’optimisme. On attendait sans trop d’inquiétude la réponse à l’ultimatum. On croyait savoir que la Serbie, sous la pression des grandes puissances, se montrerait assez conciliante pour que l’Autriche n’eût plus aucun prétexte à se dire offensée. On attachait surtout un grand prix aux assurances répétées que le Parti socialiste d’Allemagne prodiguait aux socialistes français : l’entente, en face du danger commun, semblait vraiment totale. En outre, les renseignements les plus encourageants sur l’extension du mouvement pacifiste international, ne cessaient d’affluer. De toutes parts, s’intensifiaient les manifestations contre la menace de guerre. Les divers partis socialistes d’Europe échangeaient activement leurs vues pour une action concertée et énergique ; l’idée d’une grève générale préventive semblait de plus en plus prendre corps.
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