— « Ah, Daniel, que tu es injuste ! » s’écria-t-elle, avec un sanglot dans la voix. « Tu n’as jamais compris la vraie nature de ton père ! » Et, avec la fougue têtue qu’on met à plaider les causes indéfendables, elle poursuivit : « On ne peut rien reprocher de grave à ton père ! Rien !… Il était bien trop chevaleresque, bien trop généreux et confiant, pour réussir dans les affaires ! Voilà sa faute ! Il a été victime de gens tarés, auxquels il n’avait pas su fermer sa porte ! Voilà sa faute, sa seule faute ! Je le prouverai ! Il a commis des imprudences, peut-être : de “regrettables légèretés”, comme l’a dit devant moi Mr. Stelling. Voilà tout ! De regrettables légèretés ! »
Sans regarder sa mère, Daniel eut un tressaillement des lèvres et un bref mouvement de l’épaule ; mais il se contint, et ne répondit pas. Ainsi, malgré leur tendresse, malgré le désir qu’ils avaient de se parler à cœur ouvert, ils ne le pouvaient pas : dès le premier contact, leurs pensées secrètes se heurtaient ; et leurs anciens ressentiments envenimaient jusqu’à leurs silences… Il baissa la tête, et demeura immobile, les yeux au sol.
M mede Fontanin s’était tue. À quoi bon poursuivre un entretien qu’elle sentait faussé, depuis le début ? Elle avait eu l’intention de mettre son fils au courant des compromettantes poursuites dirigées contre son mari, afin que Daniel comprît combien il était urgent qu’elle fît le voyage de Vienne. Mais, devant l’irritante dureté de Daniel, elle n’avait plus eu qu’une pensée : disculper Jérôme — ce qui diminuait d’autant la validité des raisons qu’elle aurait pu donner pour légitimer son départ. « Tant pis », se dit-elle. « Je lui écrirai. »
Le pénible silence dura quelques minutes.
Daniel, tourné maintenant vers la fenêtre, contemplait le ciel matinal, les cimes des arbres, et fumait avec une aisance factice, dont sa mère, pas plus que lui-même, n’était dupe.
— « Huit heures », murmura M mede Fontanin, après avoir écouté sonner l’horloge de la clinique. Elle ramassa le pain tombé sur sa robe, l’éparpilla, pour les oiseaux, sur l’appui de la croisée, et ajouta, d’une voix calme :
— « Je vais retourner là-bas. »
Daniel s’était levé. Il était honteux de lui-même, et bourrelé de remords. Comme chaque fois qu’il constatait le tendre aveuglement maternel, sa rancune envers son père s’en trouvait accrue. Un sentiment qu’il n’aurait su nommer l’avait toujours poussé à blesser cet amour trop indulgent… Il jeta sa cigarette, et s’approcha de sa mère avec un sourire gêné. Silencieusement, il se pencha pour déposer, comme il faisait souvent, un baiser au sommet du front, à la racine des cheveux, prématurément blanchis. Ses lèvres connaissaient la place ; ses narines, la tiède odeur de la peau. Elle renversa un peu la nuque, et lui saisit le visage entre ses deux paumes. Elle ne dit rien, mais elle lui souriait, et elle le regardait au fond des yeux, et ce regard, ce sourire, où ne demeurait aucune arrière-pensée de reproche, semblaient dire : « Tout est oublié. Pardonne-moi d’avoir été nerveuse. Et n’aie pas de regret de la peine que tu m’as faite. » Il comprit si bien ce langage muet, que, par deux fois, il abaissa les paupières, en signe d’accord. Et, comme elle se redressait, il l’aida à se mettre debout.
Sans rien dire, elle s’appuya sur son bras pour descendre jusqu’au sous-sol.
Il lui ouvrit la porte et la laissa entrer seule.
Elle reçut au visage, mêlé à la fraîche haleine du caveau, le parfum des roses qui se fanaient sur la bière.
Jenny était assise, immobile, les mains sur ses genoux.
M mede Fontanin reprit sa place à côté de la jeune fille. Dans le sac à main qui pendait au dossier de sa chaise, elle prit sa bible et l’ouvrit au hasard. (Du moins, c’est ce qu’elle appelait « au hasard » ; en réalité, ce vieux livre au dos cassé lui offrait toujours l’un des passages dont elle s’était le plus assidûment nourrie.) Elle lut :
… Qui est-ce qui tirera le pur de l’impur ? Personne.
Les jours de l’homme sont déterminés, le nombre de ses mois est entre tes mains ; tu lui as prescrit ses limites, et il ne passera point au-delà.
Retire-toi de lui, afin qu’il ait du relâche, jusqu’à ce que, comme un mercenaire, il ait achevé sa journée…
Elle releva les yeux, rêva quelques instants, puis posa le livre au creux de sa jupe. Sa façon précautionneuse de toucher, d’ouvrir, de fermer sa bible, était à elle seule, un acte de piété, de gratitude.
Elle avait entièrement recouvré son calme.
Jacques, la veille au soir, après avoir vu Jaurès monter dans un taxi et disparaître dans la nuit, était venu se mêler au groupe des militants noctambules qui, souvent, s’attardaient jusqu’à une heure avancée à la Chope. La salle privée que le café de la rue Feydeau réservait aux socialistes possédait un accès par la cour, ce qui permettait de la laisser ouverte même après la fermeture du débit. Les discussions y avaient été si animées et s’étaient poursuivies si tard, qu’il n’en était sorti qu’à trois heures du matin. Sans courage, à cette heure tardive, pour regagner la place Maubert, il avait trouvé asile, près de la Bourse, dans un hôtel borgne ; et, à peine au lit, il avait sombré dans un sommeil épais, que les bruits matinaux de ce quartier populeux n’avaient pas réussi à troubler.
Lorsqu’il s’éveilla, il faisait grand soleil.
Après une toilette sommaire, il descendit dans la rue, acheta les journaux et courut les lire à la terrasse d’un café des boulevards.
La presse, cette fois, se décidait à sonner l’alarme. Le procès Caillaux se trouvait enfin relégué aux secondes pages, et tous les journaux annonçaient, avec de grosses manchettes, la gravité de la situation, traitant d’« ultimatum » la note autrichienne, et de « provocation éhontée » le geste de l’Autriche. Le Figaro lui-même, qui, depuis une semaine, consacrait son numéro quotidien au compte rendu in extenso des débats Caillaux, dénonçait, aujourd’hui, dès la première page, en lettres d’affiche : « LA MENACE AUTRICHIENNE », et toute une feuille était réservée à la tension diplomatique sous ce titre inquiétant : « EST-CE LA GUERRE ? » Le Matin, journal semi-officiel, avait un ton belliqueux : Le conflit austro-serbe a été envisagé au cours de la visite que le président de la République a faite en Russie. La double alliance ne sera pas prise au dépourvu… Clemenceau, dans son Homme libre, écrivait : Jamais, depuis 1870, l’Europe ne s’est trouvée si près d’un choc de guerre, dont on ne peut mesurer l’étendue. L’Écho de Paris relatait la visite de M. de Schœn au Quai d’Orsay : La sommation autrichienne est suivie de la menace allemande… ; et il terminait, en dernière heure, par cet avertissement : Si la Serbie ne cède pas, la guerre peut être déclarée ce soir. Il ne s’agissait, bien entendu, que d’une guerre austro-serbe. Mais, qui pouvait assurer qu’on parviendrait à circonscrire l’incendie ?… Jaurès, dans son article de tête, ne cachait pas que la suprême chance de paix, c’était l’humiliation de la Serbie, et l’acceptation mortifiante des exigences autrichiennes. D’après les extraits de presse, les journaux étrangers n’étaient pas moins pessimistes. Ce matin-là, 25 juillet, douze heures à peine avant l’expiration du délai imposé à la Serbie, l’Europe entière (selon la prophétie du général autrichien, recueillie deux semaines plus tôt, par Jacques à Vienne), s’éveillait brusquement dans la panique.
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