– La journée sera chaude, dit Planchet d’un ton belliqueux.
– Oui, sans doute, répondit Aramis; mais il y a loin d’ici à l’ennemi.
– Monsieur, on rapprochera la distance, répondit un dizainier.
Aramis salua, puis se retournant vers Athos:
– Je ne me soucie pas de camper place Royale avec tous ces gens-là, dit-il; voulez-vous que nous marchions en avant? nous verrons mieux les choses.
– Et puis M. de Châtillon ne viendrait point vous chercher place Royale, n’est-ce pas? Allons donc en avant, mon ami.
– N’avez-vous pas deux mots à dire de votre côté à M. de Flamarens?
– Ami, dit Athos, j’ai pris une résolution, c’est de ne plus tirer l’épée que je n’y sois forcé absolument.
– Et depuis quand cela?
– Depuis que j’ai tiré le poignard.
– Ah bon! encore un souvenir de M. Mordaunt! Eh bien! mon cher, il ne vous manquerait plus que d’éprouver des remords d’avoir tué celui-là!
– Chut! dit Athos en mettant un doigt sur sa bouche avec ce sourire triste qui n’appartenait qu’à lui, ne parlons plus de Mordaunt, cela nous porterait malheur.
Et Athos piqua vers Charenton, longeant le faubourg, puis la vallée de Fécamp, toute noire de bourgeois armés. Il va sans dire qu’Aramis le suivait d’une demi-longueur de cheval.
LXXXIII. Le combat de Charenton
À mesure qu’Athos et Aramis avançaient, et qu’en avançant ils dépassaient les différents corps échelonnés sur la route, ils voyaient les cuirasses fourbies et éclatantes succéder aux armes rouillées, et les mousquets étincelants aux pertuisanes bigarrées.
– Je crois que c’est ici le vrai champ de bataille, dit Aramis; voyez-vous ce corps de cavalerie qui se tient en avant du pont, le pistolet au poing? Eh! prenez garde, voici du canon qui arrive.
– Ah ça! mon cher, dit Athos, où nous avez-vous menés? Il me semble que je vois tout autour de nous des figures appartenant à des officiers de l’armée royale. N’est-ce pas M. de Châtillon lui-même qui s’avance avec ces deux brigadiers?
Et Athos mit l’épée à la main, tandis qu’Aramis, croyant qu’en effet il avait dépassé les limites du camp parisien, portait la main à ses fontes.
– Bonjour, messieurs, dit le duc en s’approchant, je vois que vous ne comprenez rien à ce qui se passe, mais un mot vous expliquera tout. Nous sommes pour le moment en trêve; il y a conférence: M. le Prince, M. de Retz, M. de Beaufort et M. de Bouillon causent en ce moment politique. Or, de deux choses l’une: ou les affaires ne s’arrangeront pas, et nous nous retrouverons, chevalier; ou elles s’arrangeront, et, comme je serai débarrassé de mon commandement, nous nous retrouverons encore.
– Monsieur, dit Aramis, vous parlez à merveille. Permettez-moi donc de vous adresser une question.
– Faites, monsieur.
– Où sont les plénipotentiaires?
– À Charenton même, dans la seconde maison à droite en entrant du côté de Paris.
– Et cette conférence n’était pas prévue!
– Non, messieurs. Elle est, à ce qu’il paraît, le résultat de nouvelles propositions que M. de Mazarin a fait faire hier soir aux Parisiens.
Athos et Aramis se regardèrent en riant; ils savaient mieux que personne quelles étaient ces propositions, à qui elles avaient été faites et qui les avait faites.
– Et cette maison où sont les plénipotentiaires, demanda Athos, appartient…?
– À M. de Chanleu, qui commande vos troupes à Charenton. Je dis vos troupes, parce que je présume que ces messieurs sont frondeurs.
– Mais… à peu près, dit Aramis.
– Comment à peu près?
– Eh! sans doute, monsieur; vous le savez mieux que personne, dans ce temps-ci on ne peut pas dire bien précisément ce qu’on est.
– Nous sommes pour le roi et MM. les princes, dit Athos.
– Il faut cependant nous entendre, dit Châtillon: le roi est avec nous, et il a pour généralissimes MM. d’Orléans et de Condé.
– Oui, dit Athos, mais sa place est dans nos rangs avec MM. de Conti, de Beaufort, d’Elbeuf et de Bouillon.
– Cela peut être, dit Châtillon, et l’on sait que pour mon compte j’ai assez peu de sympathie pour M. de Mazarin; mes intérêts mêmes sont à Paris: j’ai là un grand procès d’où dépend toute ma fortune, et, tel que vous me voyez, je viens de consulter mon avocat…
– À Paris?
– Non pas, à Charenton… M. Viole, que vous connaissez de nom, un excellent homme, un peu têtu; mais il n’est pas du parlement pour rien. Je comptais le voir hier soir, mais notre rencontre m’a empêché de m’occuper de mes affaires. Or, comme il faut que les affaires se fassent, j’ai profité de la trêve, et voilà comment je me trouve au milieu de vous.
– M. Viole donne donc ses consultations en plein vent? demanda Aramis en riant.
– Oui, monsieur, et à cheval même. Il commande cinq cents pistoliers pour aujourd’hui, et je lui ai rendu visite accompagné, pour lui faire honneur, de ces deux petites pièces de canon, en tête desquelles vous avez paru si étonnés de me voir. Je ne le reconnaissais pas d’abord, je dois l’avouer; il a une longue épée sur sa robe et des pistolets à sa ceinture, ce qui lui donne un air formidable qui vous ferait plaisir, si vous aviez le bonheur de le rencontrer.
– S’il est si curieux à voir, on peut se donner la peine de le chercher tout exprès, dit Aramis.
– Il faudrait vous hâter, monsieur, car les conférences ne peuvent durer longtemps encore.
– Et si elles sont rompues sans amener de résultat, dit Athos, vous allez tenter d’enlever Charenton?
– C’est mon ordre; je commande les troupes d’attaque, et je ferai de mon mieux pour réussir.
– Monsieur, dit Athos, puisque vous commandez la cavalerie…
– Pardon! je commande en chef.
– Mieux encore!… Vous devez connaître tous vos officiers, j’entends tous ceux qui sont de distinction.
– Mais oui, à peu près.
– Soyez assez bon pour me dire alors si vous n’avez pas sous vos ordres M. le chevalier d’Artagnan, lieutenant aux mousquetaires.
– Non, monsieur, il n’est pas avec nous; depuis plus de six semaines il a quitté Paris, et il est, dit-on, en mission en Angleterre.
– Je savais cela, mais je le croyais de retour.
– Non, monsieur, et je ne sache point que personne l’ait revu. Je puis d’autant mieux vous répondre à ce sujet que les mousquetaires sont des nôtres, et que c’est M. de Cambon qui, par intérim, tient la place de M. d’Artagnan.
Les deux amis se regardèrent.
– Vous voyez, dit Athos.
– C’est étrange, dit Aramis.
– Il faut absolument qu’il leur soit arrivé malheur en route.
– Nous sommes aujourd’hui le huit, c’est ce soir qu’expire le délai fixé. Si ce soir nous n’avons point de nouvelles, demain matin nous partirons.
Athos fit de la tête un signe affirmatif, puis se retournant:
– Et M. de Bragelonne, un jeune homme de quinze ans, attaché à M. le Prince, demanda Athos presque embarrassé de laisser percer ainsi devant le sceptique Aramis ses préoccupations paternelles, a-t-il l’honneur d’être connu de vous, monsieur le duc?
– Oui, certainement, répondit Châtillon, il nous est arrivé ce matin avec M. le Prince. Un charmant jeune homme! il est de vos amis, monsieur le comte?
– Oui, monsieur, répliqua Athos doucement ému; à telle enseigne, que j’aurais même le désir de le voir. Est-ce possible?
– Très possible, monsieur. Veuillez m’accompagner et je vous conduirai au quartier général.
– Holà! dit Aramis en se retournant, voilà bien du bruit derrière nous, ce me semble.
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