– Oh! quant à ma santé, vous voyez, messieurs, excellente. Une santé qui a résisté à cinq ans de Vincennes accompagnés de M. de Chavigny est capable de tout. Quant à mes ordres, ma foi, j’avoue que je serais fort embarrassé de vous en donner, attendu que chacun donne les siens de son côté, et que je finirai, si cela continue, par n’en pas donner du tout.
– Vraiment? dit Athos, je croyais cependant que c’était sur votre union que le parlement comptait.
– Ah! oui, notre union! elle est belle! Avec le duc de Bouillon, ça va encore, il a la goutte et ne quitte pas son lit, il y a moyen de s’entendre; mais avec M. d’Elbeuf et ses éléphants de fils… Vous connaissez le triolet sur le duc d’Elbeuf, messieurs?
– Non, Monseigneur.
– Vraiment!
Le duc se mit à chanter:
Monsieur d’Elbeuf et ses enfants
Font rage à la place Royale.
Ils vont tous quatre piaffant,
Monsieur d’Elbeuf et ses enfants.
Mais sitôt qu’il faut battre aux champs,
Adieu leur humeur martiale.
Monsieur d’Elbeuf et ses enfants
Font rage à la place Royale
– Mais, reprit Athos, il n’en est pas ainsi avec le coadjuteur, j’espère?
– Ah! bien oui! avec le coadjuteur, c’est pis encore. Dieu vous garde des prélats brouillons, surtout quand ils portent une cuirasse sous leur simarre! Au lieu de se tenir tranquille dans son évêché à chanter des Te Deum pour les victoires que nous ne remportons pas, ou pour les victoires où nous sommes battus, savez-vous ce qu’il fait?
– Non.
– Il lève un régiment auquel il donne son nom, le régiment de Corinthe. Il fait des lieutenants et des capitaines ni plus ni moins qu’un maréchal de France, et des colonels comme le roi.
– Oui, dit Aramis; mais lorsqu’il faut se battre, j’espère qu’il se tient à son archevêché?
– Eh bien! pas du tout, voilà ce qui vous trompe, mon cher d’Herblay! Lorsqu’il faut se battre, il se bat; de sorte que comme la mort de son oncle lui a donné siège au parlement, maintenant on l’a sans cesse dans les jambes; au parlement, au conseil, au combat. Le prince de Conti est général en peinture, et quelle peinture! Un prince bossu! Ah! tout cela va bien mal, messieurs, tout cela va bien mal!
– De sorte, Monseigneur, que Votre Altesse est mécontente? dit Athos en échangeant un regard avec Aramis.
– Mécontente, comte! dites que Mon Altesse est furieuse. C’est au point, tenez, je le dis à vous, je ne le dirais point à d’autres, c’est au point que si la reine, reconnaissant ses torts envers moi, rappelait ma mère exilée et me donnait la survivance de l’amirauté, qui est à monsieur mon père et qui m’a été promise à sa mort, eh bien! je ne serais pas bien éloigné de dresser des chiens à qui j’apprendrais à dire qu’il y a encore en France de plus grands voleurs que M. de Mazarin.
Ce ne fut plus un regard seulement, ce furent un regard et un sourire qu’échangèrent Athos et Aramis; et ne les eussent-ils pas rencontrés, ils eussent deviné que MM. de Châtillon et de Flamarens avaient passé par là. Aussi ne soufflèrent-ils pas mot de la présence à Paris de M. de Mazarin.
– Monseigneur, dit Athos, nous voilà satisfaits. Nous n’avions, en venant à cette heure chez Votre Altesse, d’autre but que de faire preuve de notre dévouement, et de lui dire que nous nous tenions à sa disposition comme ses plus fidèles serviteurs.
– Comme mes plus fidèles amis, messieurs, comme mes plus fidèles amis! vous l’avez prouvé; et si jamais je me raccommode avec la cour, je vous prouverai, je l’espère, que moi aussi je suis resté votre ami ainsi que celui de ces messieurs; comment diable les appelez-vous, d’Artagnan et Porthos?
– D’Artagnan et Porthos.
– Ah! oui, c’est cela. Ainsi donc, vous comprenez, comte de La Fère, vous comprenez, chevalier d’Herblay, tout et toujours à vous.
Athos et Aramis s’inclinèrent et sortirent.
– Mon cher Athos, dit Aramis, je crois que vous n’avez consenti à m’accompagner, Dieu me pardonne! que pour me donner une leçon?
– Attendez donc, mon cher, dit Athos, il sera temps de vous en apercevoir quand nous sortirons de chez le coadjuteur.
– Allons donc à l’archevêché, dit Aramis.
Et tous deux s’acheminèrent vers la Cité.
En se rapprochant du berceau de Paris, Athos et Aramis trouvèrent les rues inondées, et il fallut reprendre une barque.
Il était onze heures passées, mais on savait qu’il n’y avait pas d’heure pour se présenter chez le coadjuteur; son incroyable activité faisait, selon les besoins, de la nuit le jour, et du jour la nuit.
Le palais archiépiscopal sortait du sein de l’eau, et on eût dit, au nombre des barques amarrées de tous côtés autour de ce palais, qu’on était, non à Paris, mais à Venise. Ces barques allaient, venaient, se croisaient en tous sens, s’enfonçant dans le dédale des rues de la Cité, ou s’éloignant dans la direction de l’Arsenal ou du quai Saint-Victor, et alors nageaient comme sur un lac. De ces barques les unes étaient muettes et mystérieuses, les autres étaient bruyantes et éclairées. Les deux amis glissèrent au milieu de ce monde d’embarcations et abordèrent à leur tour.
Tout le rez-de-chaussée de l’archevêché était inondé, mais des espèces d’escaliers avaient été adaptés aux murailles; et tout le changement qui était résulté de l’inondation, c’est qu’au lieu d’entrer par les portes on entrait par les fenêtres.
Ce fut ainsi qu’Athos et Aramis abordèrent dans l’antichambre du prélat. Cette antichambre était encombrée de laquais, car une douzaine de seigneurs étaient entassés dans le salon d’attente.
– Mon Dieu! dit Aramis, regardez donc, Athos! est-ce que ce fat de coadjuteur va se donner le plaisir de nous faire faire antichambre?
Athos sourit.
– Mon cher ami, lui dit-il, il faut prendre les gens avec tous les inconvénients de leur position; le coadjuteur est en ce moment un des sept ou huit rois qui règnent à Paris, il a une cour.
– Oui, dit Aramis; mais nous ne sommes pas des courtisans, nous.
– Aussi allons-nous lui faire passer nos noms, et s’il ne fait pas en les voyant une réponse convenable, eh bien! nous le laisserons aux affaires de la France et aux siennes. Il ne s’agit que d’appeler un laquais et de lui mettre une demi-pistole dans la main.
– Eh! justement, s’écria Aramis, je ne me trompe pas… oui… non… si fait, Bazin; venez ici, drôle!
Bazin, qui dans ce moment traversait l’antichambre, majestueusement revêtu de ses habits d’église, se retourna, le sourcil froncé, pour voir quel était l’impertinent qui l’apostrophait de cette manière. Mais à peine eut-il reconnu Aramis, que le tigre se fit agneau, et que s’approchant des deux gentilshommes:
– Comment! dit-il, c’est vous, monsieur le chevalier! c’est vous, monsieur le comte! Vous voilà tous deux au moment où nous étions si inquiets de vous! Oh! que je suis heureux de vous revoir!
– C’est bien, c’est bien, maître Bazin, dit Aramis; trêve de compliments. Nous venons pour voir M. le coadjuteur, mais nous sommes pressés, et il faut que nous le voyions à l’instant même.
– Comment donc! dit Bazin, à l’instant même, sans doute; ce n’est point à des seigneurs de votre sorte qu’on fait faire antichambre. Seulement en ce moment il est en conférence secrète avec un M. de Bruy.
– De Bruy! s’écrièrent ensemble Athos et Aramis.
– Oui! c’est moi qui l’ai annoncé, et je me rappelle parfaitement son nom. Le connaissez-vous, monsieur? ajouta Bazin en se retournant vers Aramis.
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