«… Je serais curieux de savoir pourquoi maman me parle des nouvelles générations? Serait-ce simplement pour caractériser le personnage ou avec une arrière-pensée, celle de concilier mes sympathies à M. Loujine? Oh! les rusées! J’aimerais bien éclaircir une autre circonstance encore. Jusqu’à quel point ont-elles été franches l’une envers l’autre, ce fameux jour, cette nuit-là et depuis? Ont-elles parlé clairement ou compris toutes deux qu’elles n’avaient l’une et l’autre qu’une seule idée, un seul sentiment, que toutes paroles étaient inutiles et qu’elles risquaient d’en trop dire? Je pencherais plutôt vers cette dernière hypothèse; on peut le deviner d’après la lettre.
«Il a paru un peu brutal à maman, et la pauvre femme, dans sa naïveté, a couru faire part de ses observations à Dounia. Et l’autre naturellement de se fâcher et de répondre brusquement. – Je crois bien! Comment ne pas se mettre en fureur quand la chose est claire sans toutes ces questions naïves, et quand on a décidé qu’il n’y a plus à y revenir? Et pourquoi m’écrit-elle: «Aime Dounia, Rodia, car elle t’aime plus que sa propre vie?» Ne serait-ce pas le remords qui la torture en secret d’avoir sacrifié sa fille à son fils? «Tu es notre foi en l’avenir, toute notre vie.» Oh! maman!»
Son irritation croissait d’instant en instant et, s’il avait rencontré à cet instant M. Loujine, il l’aurait sans doute tué.
«Hum, c’est vrai, continua-t-il en saisissant au vol les pensées qui tourbillonnaient dans sa tête, c’est bien vrai qu’il faut, pour connaître un homme, l’étudier longtemps, l’approcher de près, mais M. Loujine, lui, est facile à déchiffrer. Ce que j’aime surtout, c’est cette expression d’un «homme d’affaires» et qui paraît bon. Je pense bien! Prendre les bagages à son compte, payer les frais de transport de la grande malle! Quelle bonté! Et elles, la fiancée et sa mère, elles s’entendent avec un voiturier et elles voyageront dans une charrette couverte d’une bâche (moi-même j’ai voyagé ainsi). Qu’importe! Ce trajet jusqu’à la gare n’est que de quatre-vingt-dix verstes! «Ensuite, nous voyagerons le mieux du monde en troisième» un millier de verstes. Sage résolution en effet. On taille son manteau d’après le drap qu’on a, mais vous, monsieur Loujine, dites-moi, à quoi pensez-vous donc? C’est pourtant votre fiancée, voyons. Et vous ne pouviez pourtant pas savoir que la mère empruntait sur sa pension pour couvrir les frais de voyage. Sans doute vous avez considéré cela comme une affaire commerciale entreprise de compte à demi où, par conséquent, chaque associé doit fournir sa quote-part; comme dit le proverbe: «le pain et le sel moitié moitié, et pour les petits profits chacun pour soi»; mais l’homme d’affaires les a quelque peu roulées, les frais de transport d’une malle coûtent moins que le voyage de deux femmes, et encore il se peut qu’il n’ait rien à payer. Ne voient-elles donc pas tout cela, par hasard, ou font-elles exprès de fermer les yeux sur tout? Et elles se disent contentes! Contentes, quand on pense que ce ne sont que les fleurs de l’arbre et que les fruits sont encore à mûrir, car enfin, ce qui est grave en tout cela, ce n’est pas la lésinerie, l’avarice, que ce procédé dénote, mais le caractère général de la chose! Il donne une idée de ce que sera le mari, il est prophétique… Et maman, qu’a-t-elle à jeter l’argent par les fenêtres? Avec quoi arrivera-t-elle à Pétersbourg? Avec trois roubles ou «deux petits billets», comme dit l’autre, la vieille… Hum! comment compte-t-elle vivre ensuite à Pétersbourg? Car enfin, elle comprend déjà à certains indices qu’il lui sera «impossible» d’habiter avec Dounia après le mariage, même les premiers temps! Le charmant homme aura laissé « échapper» un mot qui a dû éclairer maman, quoiqu’elle s’en défende de toutes ses forces. «Moi-même, dit-elle, je n’y consentirais pas.» Sur qui compte-t-elle donc? Pense-t-elle vivre avec les cent vingt roubles de sa pension, amputés de la somme due à Afanassi Ivanovitch? Là, dans notre petite ville, elle use ses pauvres yeux à tricoter des capelines de laine et à broder des manchettes. Mais ces capelines n’ajoutent pas plus de vingt roubles par an aux cent vingt de sa pension, cela je le sais. C’est donc, malgré tout, sur les sentiments généreux de M. Loujine qu’elles établissent tout leur espoir. Elles pensent que lui-même offrira ses services, qu’il les suppliera de les accepter. Ah bien ouiche! C’est ce qui arrive toujours à ces belles âmes romantiques: elles vous parent jusqu’à la dernière minute un homme des plumes du paon et ne veulent croire qu’au bien, jamais au mal, bien qu’elles pressentent l’envers de la médaille; elles ne veulent jamais appeler d’avance les choses par leur nom; l’idée seule leur en paraît insupportable. La vérité, elles la repoussent de toutes leurs forces jusqu’au moment où l’homme, ainsi embelli par elles-mêmes, leur colle son poing sur la figure. Je serais curieux de savoir si M. Loujine est décoré; je jurerais que la croix de Sainte-Anne [22] brille à sa boutonnière et qu’il s’en pare aux dîners offerts par les entrepreneurs ou les gros marchands. Il le fera pour la noce sans doute. Au reste, qu’il s’en aille au diable!
«Enfin, passe encore pour maman, elle est faite ainsi, mais Dounia, à quoi pense-t-elle? Ma chère Dounetchka, c’est que je vous connais bien, vous aviez presque vingt ans quand je vous ai vue pour la dernière fois et j’ai parfaitement compris votre caractère. Maman écrit: «Dounetchka a assez de force pour supporter bien des choses.» Cela, je le savais depuis deux ans et demi, et depuis deux ans et demi, je pensais qu’en effet Dounetchka est capable de supporter bien des choses. Si elle a pu supporter M. Svidrigaïlov, avec toutes ses conséquences, c’est qu’elle a beaucoup de résistance en effet. Et maintenant, elle s’est imaginé, avec maman, qu’elle était assez énergique pour supporter également M. Loujine qui formule cette théorie de la supériorité des femmes prises dans la misère et dont le mari est le bienfaiteur, et encore n’oublions pas qu’il l’énonce à la première entrevue. Oui, mettons que ces paroles lui ont «échappé» quoique ce soit un homme «raisonnable» (et il se peut qu’elles ne lui aient pas le moins du monde échappé, mais qu’il ait tenu à s’expliquer au plus vite), mais Dounia, elle, Dounia, à quoi pense-t-elle? Elle, elle a compris cet homme et il lui faudra partager sa vie! Or elle est prête à vivre de pain sec et d’eau claire plutôt que de vendre son âme et sa liberté morale; elle ne la donnerait pas pour le confort; elle ne l’échangerait pas contre tout l’or du monde, à plus forte raison contre M. Loujine. Non, la Dounia que j’ai connue était tout autre, et… elle n’a certainement pas changé! Certes, la vie est pénible chez les Svidrigaïlov! Il est dur de passer sa vie à servir de gouvernante pour deux cents roubles, mais je sais cependant que ma sœur préférerait être le nègre d’un planteur ou un pauvre Letton en service chez un Allemand de la Baltique que de s’avilir et de perdre sa dignité en enchaînant sa vie à celle d’un homme qu’elle n’estime pas et avec lequel elle n’a rien de commun, et cela à jamais, pour des raisons d’intérêt personnel. M. Loujine pourrait être fait d’un pur ou d’un seul brillant qu’elle ne consentirait pas à devenir sa concubine légitime. Pourquoi donc s’y résout-elle à présent?
«Quel est ce mystère? Où est le mot de l’énigme? La chose est claire, elle ne se vendrait jamais pour elle-même, pour son confort, même pour échapper à la mort. Mais elle le fait pour un autre; elle se vend pour un être aimé, chéri. Voilà tout le mystère expliqué: pour son frère, pour sa mère, elle est prête à se vendre, à se vendre en entier. Oh! quand on en vient à cela, on fait violence même à tout sentiment moral. On porte au marché sa liberté, son repos, sa conscience. Périsse notre vie, pourvu que les créatures aimées soient heureuses. Bien plus, nous nous mettons à l’école des jésuites, nous nous fabriquons une casuistique subtile. Nous arrivons ainsi à nous persuader nous-même, un moment, que tout est bien ainsi, que la chose était nécessaire, que l’excellence du but justifie notre conduite. Voilà comment nous sommes; la chose est claire comme le jour.
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