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Fédor Dostoïevski: Le Joueur

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Qui mieux qu'un joueur pouvait décrire la descente dans l'enfer du jeu? Courant les grands casinos européens, Dostoïevski est criblé de dettes quand il écrit ce court roman. Dans une ville d'eau imaginaire, Alexis est employé dans la maison d'un général russe endetté auprès de son entourage. Paulina, pupille du général, demande à Alexis de jouer à la roulette pour elle, son rang lui interdisant les jeux de hasard. Elle a besoin d'argent mais ne dit pas pourquoi à Alexis, amoureux d'elle. Le général a également besoin d'argent, il attend la mort d'une tante et l'héritage, condition pour pouvoir épouser Blanche de Comminges, une femme beaucoup plus jeune que lui. Mais, voilà, la tante découvre le jeu de la roulette…

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Je louai une chambre, je m’enfermai, et, jusqu’à trois heures du matin je restai debout, occupé à compter mon argent.

Je me réveillai homme libre.

Je décidai d’aller à Hombourg, où je n’avais jamais été ni domestique ni prisonnier.

Quelques instants avant de partir, je me rendis à la roulette pour ponter deux fois seulement, et je perdis quinze cents roubles. Je partis néanmoins, et voilà deux mois que je suis à Hombourg…

Je vis dans la fièvre. Je joue de très petites mises; j’attends quelque événement qui ne vient pas. Je passe des journées entières près de la table de jeu et j’observe. Je joue même en rêvant. Je suis toujours comme engourdi; j’en ai pu juger surtout par l’impression que j’ai produite sur M. Astley.

Nous nous sommes rencontrés par hasard.

Je marchais dans le jardin, calculant qu’il me restait cinquante florins et que je ne devais rien à l’hôtel où j’occupais un cabinet. Je puis donc aller au moins une fois à la roulette, me disais-je. Si je gagne, je pourrai continuer le jeu; si je perds, il faudra m’engager comme domestique ou comme outchitel. Tout en rêvant à ces ennuis, je traversai la forêt et passai dans la principauté voisine. Il m’arrivait de marcher ainsi quatre heures de suite, et je revenais à Hombourg, harassé et affamé. Tout à coup, j’aperçus M. Astley qui me faisait signe de venir. Il était assis sur un banc. Je pris place auprès de lui. Il avait l’air préoccupé, ce qui diminua la joie que j’avais de le revoir.

– Vous étiez donc ici? Je pensais bien vous rencontrer, me dit-il. Ne vous donnez pas la peine de me raconter votre vie durant ces dix-huit mois; je la connais.

– Bah! Vous espionnez donc vos amis? Au moins, vous ne les oubliez pas… Ne serait-ce pas vous qui m’auriez libéré de prison à Roulettenbourg?

– Non. Oh! non. Je sais pourtant que vous avez été en prison pour dettes.

– Vous devez donc savoir qui m’a racheté.

– Non, je ne puis pas dire que je sache qui vous a racheté.

– C’est étrange. J’ai pourtant peu d’amis parmi les Russes. Et encore, n’est-ce qu’en Russie qu’on voit les orthodoxes se racheter entre eux; mais ils ne le feraient pas à l’étranger. J’aurais plutôt cru à la fantaisie de quelque original Anglais.

M. Astley m’écoutait avec étonnement. Il semblait s’attendre à me trouver plus triste et plus abattu.

– Je ne vous félicite pas d’avoir conservé votre indépendance d’autrefois, reprit-il sur un ton désagréable.

– Vous préféreriez me voir plus humble, dis-je en riant.

Il ne comprit pas d’abord, puis, ayant saisi ma pensée, il sourit.

– Votre observation me plaît. Je reconnais mon ancien ami, si intelligent, si vif et un peu cynique. Il n’y a que les Russes pour réunir des qualités aussi contradictoires. Vous avez raison, l’homme aime toujours à voir son meilleur ami humilié devant lui, et c’est sur cette humiliation que se fondent les plus solides amitiés. Eh bien! exceptionnellement, je suis enchanté de vous voir si courageux. Dites-moi, ne voulez-vous pas renoncer au jeu?

– Oh! je l’enverrai au diable dès que…

– Dès que… vous aurez gagné une fortune? Vous l’avez dit malgré vous, et c’est bien votre sentiment. Dites-moi encore, vous n’avez rien en tête que le jeu?

– Non… rien…

Il m’examina curieusement. Je n’étais au courant de rien; je ne lisais pas les journaux et n’ouvrais jamais un livre.

– Vous êtes engourdi, remarqua-t-il. Vous vous êtes désintéressé de la vie sociale, des devoirs humains, de vos amitiés, – car vous en aviez, – et vous avez même abandonné vos souvenirs. Je me rappelle le temps où vous étiez dans toute l’intensité de votre développement vital. Eh bien, je suis sûr que vous avez oublié vos meilleures impressions d’alors. Vos rêves d’aujourd’hui ne vont pas plus loin que rouge et noir, j’en suis sûr.

– Assez, monsieur Astley, assez, je vous en prie; ne me rappelez pas mes souvenirs, m’écriai-je avec rage. Sachez que je n’ai rien oublié. J’ai seulement chassé de ma mémoire le passé jusqu’au moment où ma situation aura changé, et alors, alors… alors vous verrez un ressuscité!

– Vous serez encore ici dans dix ans; je vous offre d’en faire le pari, et, si je perds, je vous le payerai ici même, sur ce banc.

– Pour vous prouver que je n’ai pas tout oublié, permettez-moi de vous demander où est maintenant mademoiselle Paulina. Si ce n’est pas vous qui m’avez racheté, c’est certainement elle, et voilà longtemps que je suis sans nouvelles à son sujet.

– Non, je ne crois pas que ce soit elle qui vous ait racheté. Elle est maintenant en Suisse, et vous me ferez plaisir en cessant de me questionner sur mademoiselle Paulina, dit-il d’un ton ferme et légèrement irrité.

– Cela signifie qu’elle vous a blessé aussi, m’écriai-je en riant malgré moi.

– Mademoiselle Paulina est la plus honnête et la meilleure personne qui soit au monde. Je vous le répète, cessez vos questions. Vous ne l’avez jamais connue, et son nom prononcé par vous offense tous mes sentiments.

– Ah!… Vous avez tort. Jugez vous-même: de quoi parlerions-nous, si ce n’est d’elle? Elle est le centre de tous nos souvenirs. Je vous demande seulement ce qui concerne… pour ainsi dire, la position… extérieure de mademoiselle Paulina, et cela peut se dire en deux mots.

– Soit! à condition que ces deux mots vous suffiront. Mademoiselle Paulina a été longtemps malade. Elle n’est pas même encore guérie. Elle a vécu pendant quelque temps avec ma mère et ma sœur dans le nord de l’Angleterre. Il y a six mois, la babouschka, – vous vous rappelez cette folle? – est morte en lui laissant sept mille livres. Elle voyage maintenant avec la famille de ma sœur, qui est mariée. Son frère et sa sœur sont aussi avantagés par le testament et font leurs études à Londres. Le général est mort il y a un mois, à Paris, d’une attaque d’apoplexie. Sa femme le traitait à merveille, mais avait fait passer à son propre nom toute la fortune de la babouschka. Voilà.

– Et de Grillet? Voyage-t-il aussi en Suisse?

– Non. De Grillet est je ne sais où. De plus, une fois pour toutes, je vous en préviens, évitez ces allusions et ces rapprochements tout à fait dépourvus de noblesse; autrement vous auriez affaire à moi.

– Comment! malgré nos anciennes relations amicales?

– Oui.

– Mille excuses, monsieur Astley; mais permettez pourtant. Il n’y a là rien d’offensant. Je ne fais aucune allusion malséante. D’ailleurs, comparer ensemble une jeune fille russe et un Français est impossible.

– Si vous ne rappelez pas à dessein le nom de De Grillet en même temps que… l’autre nom, je vous prie de m’expliquer ce que vous entendez par l’impossibilité de cette comparaison. Pourquoi est-ce précisément d’un Français et d’une jeune fille russe que vous parlez?

– Vous voyez! Vous voilà intéressé. Mais le sujet est trop vaste, monsieur Astley. La question est plus importante qu’on ne pourrait le croire au premier abord. Un Français, monsieur Astley, c’est une forme belle, achevée. Vous, en votre qualité d’Anglo-Saxon, vous pourrez n’en pas convenir, – pas plus que moi en qualité de Russe, – par jalousie, peut-être. Mais nos jeunes filles peuvent avoir une autre opinion. Vous pouvez trouver Racine parfumé, alambiqué, et vous ne le lirez même peut-être pas. Je suis peut-être de votre avis. Peut-être le trouverons-nous même ridicule. Il est pourtant charmant, monsieur Astley, et, que nous le voulions ou non, c’est un grand poète. Les Français, – que résument les Parisiens, – avaient déjà des élégances et des grâces quand nous étions encore des ours. La Révolution a partagé l’héritage de la noblesse au plus grand nombre. Il n’y a pas aujourd’hui si banal petit Français qui n’ait des manières, de la tenue, un langage et même des pensées comme il faut, sans que ni son esprit ni son cœur y aient aucune part. Il a acquis tout cela par hérédité. Or il est peut-être par lui-même vil parmi les plus vils. Eh bien! monsieur Astley, apprenez qu’il n’y a pas au monde d’être plus confiant, plus intelligent et plus naïf qu’une jeune fille russe. De Grillet, se montrant à elle sous son masque, peut la séduire sans aucune peine. Il a la grâce des dehors, et la jeune fille prend ces dehors pour l’âme elle-même, et non pour une enveloppe impersonnelle. Les Anglais, pour la plupart, – excusez-moi, c’est la vérité, – sont gauches, et les Russes aiment trop la beauté, la grâce libre, pour se passer de ces qualités. Car il faut de l’indépendance morale pour distinguer la valeur du caractère personnel; nos femmes, et surtout nos jeunes filles, manquent de cette indépendance, et, dites-moi, quelle expérience ont-elles? Mademoiselle Paulina a dû pourtant beaucoup hésiter avant de vous préférer ce gredin de De Grillet. Elle peut être votre amie, vous accorder toute sa confiance, mais le gredin régnera toujours. Elle conservera son amour même par entêtement, par orgueil; le gredin restera toujours un peu, pour elle, le marquis plein d’affable élégance, libéral, et que sa demi-ruine parait d’une grâce de plus. On a pu depuis percer à jour le faux bonhomme; qu’importe? Elle tient à l’ancien de Grillet, il vit encore pour elle, et elle le regrette d’autant plus qu’il n’a existé que pour elle. Vous possédez une fabrique de sucre, monsieur Astley?

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