Mon pauvre oncle! Il ne manquait jamais l’occasion de s’immiscer dans une conversation savante! Foma sourit méchamment, mais il ne dit rien.
– D’ailleurs, on écrit aussi fort bien de nos jours, dit Anfissa Pétrovna, se mêlant prudemment à la conversation. Ainsi, tenez: Les Mystères de Bruxelles.
– Je ne suis pas de votre avis, répondit Foma, comme à regret. Il n’y a pas longtemps que j’ai encore lu un de ces poèmes… Quoi! C’est toujours les myosotis! Si vous voulez le savoir, celui que je préfère parmi les nouveaux écrivains, c’est encore le «Pérépistchik» il écrit d’une plume légère!
– Pérépistchik! s’écria Anfissa Pétrovna, celui qui écrit des lettres dans le journal? Ah! c’est ravissant! Quel jeu de plume!
– Précisément! Il joue, pour ainsi dire, avec sa plume qu’il a d’une légèreté surprenante.
– Bon! mais c’est un pédant, remarqua Obnoskine avec nonchalance.
– Pédant, oui, je n’en disconviens pas; mais c’est un aimable, un gracieux pédant! Certes, aucune de ses idées ne saurait supporter une sévère critique, mais on est entraîné par cette plume facile! Un bavard, je vous l’accorde, mais un aimable, un gracieux bavard! Avez-vous remarqué qu’en un de ses articles il dit avoir des propriétés?
– Des propriétés? s’enquit mon oncle. Ah! ah! dans quel gouvernement?
Foma s’arrêta, regarda un instant mon oncle et continua du même ton:
– Eh bien, je vous le demande, que m’importe, à moi, lecteur, qu’il ait des propriétés? S’il en a, grand bien lui fasse! Mais que c’est charmant! gentiment présenté! C’est étincelant d’esprit, d’un esprit qui jaillit en bouillonnant; c’est une source d’esprit intarissable. Oui, voilà comme il faut écrire, et il me semble que j’aurai écrit ainsi si j’eusse consenti à écrire dans les journaux…
– Et même mieux, peut-être, ajouta respectueusement Éjévikine.
– Tu aurais, dans le style, quelque chose de mélodieux! fit mon oncle.
Mais Foma Fomitch n’y tint plus.
– Colonel, dit-il, pourrais-je vous prier, avec la plus grande politesse, naturellement, de ne pas nous interrompre et de nous laisser poursuivre notre conversation en paix? Vous ne pouvez rien y comprendre à cette conversation; vous ne sauriez y exprimer d’avis; cela vous est fermé! Ne venez donc pas troubler notre intéressant entretien littéraire. Buvez votre thé; mêlez-vous de gérer votre propriété, mais laissez la littérature! elle n’y perdra rien, je vous l’assure!
C’était le dernier mot de l’insolence. Je ne savais que penser.
– Mais, Foma, tu le disais toi-même, que tu aurais quelque chose de mélodieux! dit mon oncle plein d’angoisse et de confusion.
– Oui, mais je le disais en connaissance de cause; je le disais à propos. Mais vous!
– Parfaitement, nous le disions spirituellement, en connaissance de cause, soutint Éjévikine en tournant autour de Foma Fomitch. Ceux qui manquent d’esprit n’ont qu’à nous en emprunter, nous en avons assez pour deux ministères, et il en resterait pour le troisième! Voilà comment nous sommes!
– Bon! je viens encore de dire une bêtise? conclut mon oncle avec un sourire bonhomme.
– Au moins, vous l’avouez!
– Bon! bon! Foma, je ne me fâche pas. Je sais que, si tu me fais des observations, c’est en ami, en frère. Je te l’ai permis moi-même; je t’en ai même prié. C’est pour mon bien! Je te remercie et j’en profiterai.
J’étais à bout de patience. Tout ce que j’avais entendu raconter jusqu’alors sur Foma m’avait semblé exagéré. Mais, après cette expérience personnelle, ma stupéfaction ne connaissait plus de bornes. Je n’en croyais pas mes oreilles; je ne pouvais admettre la possibilité de ce despotisme et de cette insolence d’une part, non plus que de cet esclavage et de cette débonnaireté de l’autre. Cette fois, d’ailleurs, mon oncle lui-même en était ému; cela se voyait bien. Je brûlais du désir d’attaquer Foma, de me mesurer avec lui, d’être grossier, au besoin, sans souci des conséquences. Cette pensée m’excitait énormément. Dans mon ardeur à guetter une occasion j’avais complètement abîmé les bords de mon chapeau. Mais l’occasion ne se présentait pas; Foma était positivement décidé à ne pas me voir.
– Tu as raison, Foma, continua mon oncle en s’efforçant visiblement de se reprendre et de détruire l’impression désagréable produite par l’algarade. Tu as raison, Foma et je te remercie. Il faut connaître un sujet avant que d’en discuter; je le confesse. Ce n’est pas la première fois que je me trouve dans une semblable situation. Imagine-toi, Serge, qu’il m’advint un jour d’être examinateur… Vous riez? Je vous jure que je fis passer des examens. On m’avait invité dans un établissement scolaire pour assister aux épreuves, et l’on m’avait placé à côté des examinateurs tant pour me faire honneur que parce qu’il y avait une place vacante. Je t’avoue que je n’étais pas fier, ne connaissant aucune science et m’attendant constamment à être appelé au tableau. Mais, peu à peu, je m’aguerris et je me mis à faire des questions aux élèves qui répondaient fort bien en général; à l’un d’eux, je demandai ce que c’était que Noé… On déjeuna après l’examen et l’on but du champagne. C’était un établissement tout à fait bien…
Foma Fomitch et Obnoskine pouffaient de rire.
– Moi aussi, j’en riais ensuite! s’écria mon oncle en riant et tout heureux de voir la gaieté revenue. Tiens, Foma, je veux vous amuser tout en vous racontant comment je fus attrapé une fois… Imagine-toi, Serge, que nous étions en garnison à Krasnogorsk…
– Colonel, permettez-moi de vous demander si votre histoire sera longue, interrompit Foma.
– Oh! Foma, c’est une histoire très amusante. Il y a de quoi mourir de rire. Écoute seulement, et tu vas voir ça!
– J’écoute toujours vos histoires avec plaisir, pour peu qu’elles répondent au programme que vous venez de tracer, dit Obnoskine en bâillant.
– Nous n’avons plus qu’à écouter, décida Foma.
– Je te jure que ce sera très amusant, Foma. Je vais vous raconter comment, une fois, je commis une gaffe. Écoute, toi aussi, Serge; c’est fort instructif. Nous étions donc à Krasnogorsk, reprit mon oncle, tout heureux et radieux, racontant précipitamment et par phrases hachées, comme il lui arrivait toujours lorsqu’il discourait pour la galerie. À peine arrivé dans cette ville, je vais le soir au théâtre. Il y avait alors une actrice remarquable, nommée Kouropatkina, laquelle s’enfuit avec l’officier Zverkov avant la fin de la pièce, si bien qu’on dut baisser le rideau. Quelle canaille, ce Zverkov! ne demandant qu’à boire, à jouer aux cartes, non qu’il fut un ivrogne, mais pour passer un moment avec les camarades. Seulement, quand une fois il s’était mis à boire, il oubliait tout: il ne savait plus où il vivait, ni dans quel pays il se trouvait, ni comment il s’appelait; il oubliait tout! Mais c’était un charmant garçon… Me voilà donc en train de regarder le spectacle. À l’entr’acte, je rencontre mon ancien camarade Kornsoukhov… un garçon unique, ayant fait campagne, décoré; j’ai appris qu’il a embrassé depuis la carrière civile et qu’il est déjà conseiller d’État. Enchantés de nous retrouver, nous causions. Dans la loge voisine, trois dames étaient assises, celle de gauche était laide à faire peur… J’ai su depuis que c’était une excellente femme, une mère de famille et qu’elle avait rendu son mari très heureux… Moi, comme un imbécile, je dis à Kornsoukhov: «Dis donc, mon cher, connais-tu cet épouvantail? – Qui? – Mais cette dame. – C’est ma cousine!» Diable! vous jugez de ma situation! Pour réparer ma gaffe, je reprends: «Mais non, pas celle-ci, celle-là; regarde. -C’est ma sœur!» Sapristi! Et sa sœur était jolie comme un cœur, gentille comme tout et très bien habillée, des broches, des bracelets, des gants; en un mot, un vrai chérubin. Elle épousa plus tard un excellent homme du nom de Pitkine avec qui elle s’était enfuie et mariée sans le consentement de ses parents. Aujourd’hui, tout va bien; ils sont riches et les parents n’en finissent pas de se réjouir… Alors voilà: ne sachant plus où me mettre, je lui dis encore: «Non, pas celle-là; celle qui est au milieu! Ah! au milieu? C’est ma femme!»… Entre nous, elle était mignonne à croquer!… On l’aurait toute mangée avec plaisir… «Eh bien, lui dis-je, si tu n’as jamais vu d’imbécile, contemples-en un devant toi. Tu peux me couper la tête sans remords!» Ça le fit rire. Il me présenta à ces dames après le spectacle et il avait dû raconter l’histoire, le polisson, car elles riaient beaucoup. Jamais je n’ai passé une aussi bonne soirée. Voilà, Foma, ce qu’il peut nous arriver! Ha! ha! ha!
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