– J’ai dansé, sangloté Falaléi.
– Qu’est-ce que tu as dansé? Quelle danse? Parle!
– La Kamarinskaïa…
– La Kamarinskaïa! Et qu’est-ce que c’est que Kamarinski? Tâche de nous donner une réponse compréhensible, de nous éclairer sur ton Kamarinski.
– Un pay… san…
– Un paysan? rien qu’un paysan? Tu m’étonnes. C’est donc un remarquable paysan, un célèbre paysan, si on compose des chants et des danses en son honneur? Voyons, réponds!
Tourmenter était chez Foma un véritable besoin. Il se jouait de sa victime comme le chat de la souris; mais Falaléi se taisait, pleurnichant sans parvenir à comprendre la question.
– Réponds donc! insistait Foma. On te demande quel était ce paysan… Appartenait-il à un seigneur? à la couronne? à la commune? était-il libre? Il y a différentes sortes de paysans.
– À la commune…
– Ah! à la commune! Vous entendez, Paul Sémionovitch? Voici un point historique élucidé, le moujik Kamarinski appartenait à la commune… Et qu’a-t-il fait, ce paysan? Quels exploits lui valent les honneurs de la chanson?
La question était délicate et même dangereuse, s’adressant à Falaléi.
– Voyons… vous… pourtant… intervint Obnoskine en jetant un regard vers sa mère qui commençait à s’agiter sur son siège.
Mais que faire? Les caprices de Foma Fomitch faisaient loi!
– De grâce, mon oncle, si vous n’arrêtez pas cet imbécile, vous voyez où il veut en venir. Falaléi est capable de dire n’importe quoi, je vous l’assure! dis-je à l’oreille de mon oncle qui, fort perplexe ne savait quel parti prendre.
– Dis donc, Foma, si… tu… Je te présente mon neveu qui étudiait la minéralogie…
– Colonel, je vous prie de ne pas m’interrompre avec votre minéralogie où vous ne vous y connaissez guère plus que d’autres, peut-être. Je ne suis pas un enfant. Il va me répondre qu’au lieu de travailler pour nourrir sa famille, ce paysan s’enivra et, oubliant sa pelisse au cabaret, se mit à courir par les rues en état d’ivresse. Tel est le sujet bien connu de ce poème qui glorifie l’ivrognerie. Ne vous inquiétez pas; il sait, maintenant, ce qu’il doit répondre. Eh bien réponds; qu’a-t-il fait, ce paysan? Je te l’ai soufflé; je te l’ai fourré dans la bouche. Mais je veux l’entendre de toi: qu’a-t-il fait? qu’est-ce qui lui a mérité cette gloire immortelle que chantent les troubadours? Eh bien?
L’infortuné Falaléi jetait autour de lui des regards angoissés. Ne sachant que répondre, il ouvrait et fermait alternativement la bouche comme un poisson pêché qui agonise sur le sable.
– J’aurais honte de le dire! dit-il enfin au comble de la détresse.
– Ah! il a honte de le dire! triompha Foma. Voilà ce que je voulais lui faire avouer, colonel! On a honte de le dire, mais non de le faire! Telle est la moralité que vous avez semée, qui lève et que vous arrosez, maintenant. Mais assez de paroles; va-t-en dans la cuisine, Falaléi. Pour le moment, je ne te dirai rien par égard pour les personnes qui m’entourent, mais tu seras cruellement puni aujourd’hui même. Si on me l’interdit, si, cette fois encore, on te fait passer avant moi, eh bien, tu resteras ici pour consoler les maîtres en leur dansant la Kamarinskaïa; quant à moi, je quitterai cette maison sur-le-champ. J’ai dit. Va-t-en!
– Il me semble que vous êtes un peu sévère, remarqua très mollement Obnoskine.
– En effet! c’est très juste! s’exclama mon oncle. Mais il arrêta et se tut. Foma le couvait d’un regard sombre.
– Je m’étonne, Paul Sémionovitch, de l’attitude des écrivains contemporains, de ces poètes, de ces savants, de ces penseurs, déclara-t-il. Comment ne se préoccupent-ils pas des chansons que chante en dansant le peuple russe? Qu’ont fait jusqu’à présent tous ces Pouchkine, tous ces Lermontov, tous ces Borozdine? Je reste songeur. Le peuple danse la Kamarinskaïa, cette apothéose de l’ivrognerie, et eux, pendant ce temps-là, ils chantent les myosotis! C’est une question sociale! Qu’ils me montrent un paysan, s’il leur plaît, mais un paysan sublime, un villageois, dirai-je, et non un paysan. Qu’ils me le montrent dans toute sa simplicité, ce sage villageois, fût-il même chaussé de laptis ( Sandales en écorce de bouleau) - faisons cette concession! – mais qu’ils me le montrent plein de ces vertus enviables même pour quelque Alexandre de Macédoine russe et trop célèbre, je le dis franchement. Je connais la Russie et la Russie me connaît; aussi n’hésité-je pas à en parler. Qu’on me le montre chargé de famille, ce paysan aux cheveux blancs, affamé et suffoquant dans son izba, mais content, soumis et n’enviant pas l’or des riches. Que, dans sa compassion, le riche lui apporte son or et que l’on voie la vertu du paysan s’associer à celle de son maître, le grand seigneur! Ces deux hommes, tant séparés sur l’échelle sociale, se rapprocheront enfin dans la vertu: c’est là une grande idée! Mais, au contraire, que voyons-nous? D’un côté les myosotis et, de l’autre, le paysan tout débraillé et bondissant du cabaret dans la rue! Voyons, qu’y a-t-il là de poétique, d’admirable? Où, l’esprit? où, la grâce? où, la moralité?
– Je te dois cent roubles pour ces paroles, Foma Fomitch! fit Éjévikine affectant le ravissement. Puis il ajouta tout bas: – Pour ce dont je dispose!… Mais il faut flatter, flatter!…
– Ah! vous avez admirablement exprimé cela! dit Obnoskine.
– En effet, très juste! s’écria mon oncle qui avait écouté avec la plus profonde attention, en me regardant d’un air de triomphe.
Et, se frottant les mains, il ajouta:
– Comme c’est traité! Il vous a une de ces conversations variées!… – Son cœur débordait, il s’écria: – Foma Fomitch, voici mon neveu; je te le présente. Il a fait aussi de la littérature.
Mais, comme devant, Foma ne prit pas garde à la présentation de mon oncle.
– Au nom de Dieu, ne me présentez plus! Je vous le demande très sérieusement! lui murmurai-je d’un ton décidé.
– Ivan Ivanovitch, reprit Foma en s’adressant à Mizintchikov et le regardant fixement, vous avez entendu? Quelle est votre opinion?
– Mon opinion? C’est à moi que vous parlez? fit Mizintchikov en homme qu’on vient de réveiller.
– Oui, c’est à vous. Je vous le demande parce que je n’attache d’importance qu’à l’opinion des gens vraiment instruits et non à celle de ces problématiques esprits dont toute l’intelligence consiste à se faire présenter à toute minute comme savants et que l’on fait parfois venir pour jouer les polichinelles.
C’était une pierre dans mon jardin. Il ne faisait pas doute que Foma n’avait abordé cette dissertation littéraire que dans l’unique but de m’éblouir, de me réduire à rien, d’écraser le savant pétersbourgeois, l’esprit fort. J’en fus convaincu.
– Puisque vous tenez à connaître mon opinion, fit Mizintchikov, sachez donc que je suis de votre avis.
– Comme toujours! Cela en devient même écœurant! remarqua Foma. Il se tourna de nouveau vers Obnoskine et continua: – Paul Sémionovitch, je vous dirai franchement que, si j’estime l’immortel Karamzine, ce n’est pas pour sa Marfa de Possade ni pour sa Vieille et Nouvelle Russie, mais parce qu’il a écrit Frol Siline , cette magnifique épopée! C’est une œuvre purement populaire qui perdurera à travers les siècles. C’est une épopée sublime!
– Très juste! très juste! Une grande époque! Frol Siline est un homme de bien! Je me rappelle avoir lu qu’ayant payé pour l’affranchissement de deux jeunes filles, il contempla le ciel et pleura. C’est un trait sublime! approuva mon oncle tout joyeux.
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