Lorsqu'il fut rentré en ville, il se fit conduire tout droit à Pokrov. Il était dix heures; Pavel Pavlovitch n'était pas chez lui. Veltchaninov l'attendit une demi-heure, allant et venant par le corridor, dans un état d'impatience douloureuse. Maria Sysoevna finit par lui faire comprendre que Pavel Pavlovitch ne rentrerait pas avant le lendemain matin.
– Je viendrai donc au point du jour.
Et il partit pour rentrer chez lui.
Il fut satisfait lorsqu'en arrivant, il apprit de Mavra que l'étranger de la veille était là, à l'attendre, depuis dix heures.
– Il a bu du thé chez nous, et puis il a fait chercher du vin, du même qu'hier, et il a donné un billet de cinq roubles.
Pavel Pavlovitch s'était confortablement installé. Il s'était assis sur la même chaise que la veille, fumait une cigarette et venait de verser le quatrième et dernier verre de la bouteille. La théière et la tasse encore à demi pleine étaient là près de lui, sur la table. Son visage empourpré rayonnait de satisfaction. Il avait enlevé son habit et restait en gilet.
– Vous m'excusez, mon très cher ami? – fit-il en apercevant Veltchaninov, et il se leva pour remettre son habit; – je l'avais ôté pour être plus à l'aise…
Veltchaninov vint à lui, l'air menaçant:
– Êtes-vous tout à fait ivre? Peut-on encore se faire comprendre?
Pavel Pavlovitch hésita un moment.
– Mon Dieu… non… pas tout à fait… J'ai rendu les derniers devoirs au défunt, et… non, pas tout à fait.
– Êtes-vous en état de me comprendre?
– Mais c'est précisément pour cela que je suis ici, pour vous comprendre…
– En ce cas, reprit Veltchaninov d'une voix étranglée par la colère, en ce cas je commencerai par vous dire tout net que vous êtes un misérable.
– Si vous commencez par là, par où diable finirez-vous? fit Pavel Pavlovitch qui, manifestement, prenait peur.
Mais Veltchaninov poursuivit sans l'entendre:
– Votre fille se meurt, elle est très malade. L'avez-vous abandonnée, oui ou non?
– Mourante?… vraiment?…
– Elle est malade, très malade, dangereusement malade.
– Oh! une simple crise, peut-être…
– Allons! ne dites pas de bêtises. Elle est dangereusement malade. Vous auriez dû y aller déjà, quand ce ne serait que…
– Pour remercier de l'hospitalité? Eh oui! je ne le sais que trop! Alexis Ivanovitch, mon cher, mon parfait ami, – bégayait-il, en lui prenant la main dans ses deux mains, avec un attendrissement d'ivrogne, les larmes aux yeux, comme s'il implorait son pardon, – Alexis Ivanovitch, ne criez pas, ne criez pas… Que je meure, que je tombe à l'instant dans la Neva… À quoi bon, dans les circonstances présentes?… Quant à ce qui est des Pogoreltsev, il sera toujours temps…
Veltchaninov se ressaisit et parvint à se dominer.
– Vous êtes ivre, et je ne comprends pas ce que vous voulez dire, fit-il durement. Je suis toujours disposé à m'expliquer avec vous, et je tiens à le faire le plus tôt possible… J'allais précisément… Mais, avant tout, voici ce que je décide: vous allez passer la nuit ici. Demain matin je vous emmènerai, et nous irons. Je ne vous lâcherai pas, – cria-t-il d'une voix tonnante; – je vous ligoterai et je vous y porterai de mes propres mains!… Voyons, ce divan fera votre affaire?
Et il désignait un divan large et moelleux, qui faisait pendant, contre le mur d'en face, à celui sur lequel il couchait lui-même.
– Mais, je vous en prie, n'importe où…
– Pas n'importe où, sur ce divan! Tenez, voici des draps, une couverture, un oreiller… (Veltchaninov prit tout cela dans une armoire, et le jeta vivement à Pavel Pavlovitch qui tendait les bras, l'air résigné); allons, faites votre lit, et tout de suite!
Pavel Pavlovitch restait là, debout au milieu de la chambre, les bras chargés, comme indécis, avec un large sourire d'ivrogne sur sa face d'ivrogne; à une seconde injonction de Veltchaninov, qui grondait, il se mit à la besogne précipitamment. Il écarta la table, et, tout soufflant, déplia et disposa les draps. Veltchaninov vint l'aider; il était satisfait de la docilité et de l'ahurissement de son hôte.
– Achevez de vider votre verre et couchez-vous, – ordonna-t-il; il sentait qu'il fallait commander. – C'est vous qui avez fait chercher du vin?
– Eh! oui, c'est moi… C'est que, Alexis Ivanovitch, je savais bien que vous ne consentiriez plus à en envoyer chercher.
– C'est bien, que vous ayez compris cela, mais il y a autre chose encore qu'il faut que vous compreniez. Je vous déclare que ma résolution est prise: je ne supporterai plus toutes vos grimaces, ni toutes vos caresses d'ivrogne!
– Oh! mais croyez-le bien, Alexis Ivanovitch, fit l'autre en souriant, je comprends à merveille que tout cela n'était possible qu'une seule fois.
À cette réponse, Veltchaninov, qui marchait par la chambre, s'arrêta brusquement devant Pavel Pavlovitch, l'air solennel.
– Pavel Pavlovitch, parlez franc! Vous êtes intelligent, je le répète, mais je vous déclare que vous faites fausse route. Parlez franc, agissez ouvertement, et, je vous en donne ma parole d'honneur, je répondrai à toutes vos questions.
Pavel Pavlovitch sourit de nouveau de son large sourire, qui suffisait à exaspérer Veltchaninov.
– Voyons! Pas de cachotteries! Je vois clair jusqu'au fond de vous. Je vous le répète: je vous donne ma parole d'honneur que je répondrai à tout, et que vous recevrez de moi toutes les satisfactions possibles… je veux dire toutes les satisfactions, possibles ou non! Oh! comme je voudrais que vous me comprissiez!
– Eh bien! puisque vous avez tant de bonté, fit Pavel Pavlovitch d'un air circonspect, j'ai été extrêmement intrigué hier, quand vous vous êtes servi du mot «féroce»…
Veltchaninov cracha, et se remit à marcher, plus vivement, par la chambre.
– Oh! non, Alexis Ivanovitch, ne crachez pas parce que je suis curieux de savoir cela: je suis venu exprès pour l'apprendre… Eh oui! ma langue est mal pendue, aujourd'hui, mais vous serez très indulgent. J'ai lu quelque chose, dans une revue, au sujet des individus du type «féroce» et du type «débonnaire», cela m'est revenu ce matin… seulement, je ne me rappelle plus quoi, et, à vrai dire, je n'ai pas bien compris… Tenez, voici, par exemple, ce que je voudrais savoir: Stepan Mikhailovitch Bagaoutov était-il du type «féroce» ou du type «débonnaire»? Lequel des deux?
Veltchaninov se taisait toujours et continuait à marcher. Il s'arrêta brusquement, et parla avec rage:
– L'homme du type «féroce», c'est l'homme qui se serait empressé de verser du poison dans le verre de Bagaoutov, au moment de boire avec lui le champagne en l'honneur de l'amitié si heureusement renouée, comme vous l'avez fait hier avec moi; mais un homme de cette espèce ne serait pas allé le conduire au cimetière, comme vous l'avez fait tout à l'heure, le diable sait pour quels motifs secrets, bas et vils, et se serait gardé de toutes vos grimaces malpropres, à vous!
– Bien sûr qu'il n'y serait pas allé, fit Pavel Pavlovitch; mais vraiment vous me traitez…
– L'homme du type «féroce», – poursuivit Veltchaninov, avec passion, sans rien entendre, – n'est pas homme à se donner Dieu sait quels airs, à poser pour le justicier exact et scrupuleux, à étudier son cas, en pédant, pour en tirer la matière d'une leçon, à pleurnicher, à grimacer, à se jeter au cou des gens, et à être satisfait de cet emploi de son temps!… Voyons, dites la vérité: est-il vrai que vous ayez voulu vous pendre?
– Oh! vous savez, c'est bien possible, dans une heure d'ivresse… je ne me rappelle pas… Mais voyons, Alexis Ivanovitch, des gens comme nous ne peuvent pourtant pas se servir de poison! Outre que je suis un fonctionnaire bien noté, j'ai quelque argent, et il est bien possible que je songe à me remarier.
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