Fédor Dostoïevski - L’Éternel Mari

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Dans ce «vaudeville à la russe», Dostoïevski retrouve l'inspiration comique du Double et du Crocodile. De nouveau l'enfermement, les déambulations, la solitude et de nouveau la jalousie, le baiser entre ennemis, et le désir mimétique. Le mot «éternel» du titre suggère la répétition infinie du triangle infernal mari cocu-femme-amant, chacun tenant l'autre par la barbichette. Le triangle infernal est une excellent moteur littéraire, même et surtout s'il tourne au cercle vicieux. Curieusement, il y a aussi dans L'Éternel mari une sorte d'innocence, d'inconséquence, de légèreté. D'ailleurs le triangle infernal n'est rompu que par la fuite et le rire. Pas de rédemption dans le Christ, ici.

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– Ce n'est pas pour vous… ne vous fâchez pas… ce n'est pas pour vous… bégaya Pavel Pavlovitch, les yeux à terre.

Mavra entra, apportant le champagne.

– Ah, le voici! – s'écria Pavel Pavlovitch, visiblement enchanté de la diversion. – Des verres, petite mère, des verres! Parfait!… Bien, c'est tout ce qu'il nous faut. Il est débouché? Admirable, charmante créature! Très bien, vous pouvez nous laisser.

Il avait repris courage; de nouveau il regarda Veltchaninov en face, d'un air audacieux.

– Avouez donc, fît-il en ricanant, que tout cela vous intrigue terriblement, que tout cela est loin de vous être «parfaitement indifférent», comme vous avez bien voulu le dire, et que vous seriez attrapé si je me levais à l'instant même et si je m'en allais, sans rien vous expliquer.

– Vous êtes tout à fait dans l'erreur; je ne serais pas attrapé le moins du monde.

«Tu mens!» disait le sourire de Pavel Pavlovitch.

– Eh bien alors, buvons!

Et il remplit les verres.

– Buvons, reprit-il en levant son verre, à la santé posthume de ce pauvre ami, Stepan Mikhailovitch.

– Je ne boirai pas sur un toast pareil, dit Veltchaninov, qui posa son verre.

– Mais pourquoi donc? C'est un charmant petit toast.

– Voyons, vous étiez ivre en venant?

– Peuh! j'avais bu un peu. Pourquoi cela?

– Oh! rien de particulier; seulement j'avais cru voir, la nuit passée, et surtout ce matin, que vous aviez un regret sincère de la mort de Natalia Vassilievna.

– Et qui donc vous dit que mon regret est moins sincère à présent? fit Pavel Pavlovitch en bondissant de nouveau, comme mû par un ressort.

– Ce n'est pas là ce que je veux dire; mais enfin reconnaissez vous-même que vous avez pu vous tromper sur le compte de Stepan Mikhailovitch, et cela a de l'importance.

Pavel Pavlovitch ricana et cligna de l'œil.

– Ah! comme vous brûlez de savoir par quel procédé j'ai été instruit en ce qui concerne Stepan Mikhailovitch!

Veltchaninov rougit:

– Je vous répète encore que cela m'est égal.

«Si je le jetais dehors avec sa bouteille?» songeait-il. Et sa colère montait, et son visage s'empourprait.

– Allons! tout cela n'a pas d'importance, fit Pavel Pavlovitch, comme s'il voulait lui redonner du courage. Et il se remplit son verre.

– Je vais vous expliquer de suite comment j'ai tout appris, et satisfaire votre ardente curiosité… car vous êtes un homme ardent, Alexis Ivanovitch, un homme terriblement ardent! Ha! ha! Seulement, donnez-moi une cigarette, puisque depuis le mois de mars…

– Voici.

– Eh! oui, c'est depuis le mois de mars que je me suis gâté, Alexis Ivanovitch, et voici comment tout cela est arrivé. Écoutez. La phtisie, vous le savez bien, cher ami – il devenait de plus en plus familier -, la phtisie est une très curieuse maladie. Le plus souvent le phtisique meurt sans presque s'en douter. Je vous dirai que, cinq heures avant la fin, Natalia Vassilievna projetait encore d'aller voir, quinze jours plus tard, une tante à elle, qui demeurait à quarante verstes de là. D'autre part, vous connaissez certainement l'habitude, ou, pour mieux dire, la manie qu'ont beaucoup de femmes, et peut-être aussi beaucoup d'hommes, la manie de conserver les vieilles correspondances amoureuses… Le plus sûr, n'est-ce pas, c'est de les jeter au feu? Eh bien, non, le moindre chiffon de papier, il faut qu'elles le serrent précieusement dans des coffrets ou des nécessaires; même elles classent tout cela, bien numéroté, par années, par catégories, par séries. Je ne sais si elles y trouvent une consolation; mais il est certain qu'elles doivent y retrouver d'agréables souvenirs… Évidemment, lorsque, cinq heures avant la fin, elle projetait d'aller rendre visite à sa tante, Natalia Vassilievna ne songeait pas le moins du monde qu'elle allait mourir; elle n'y songeait même pas une heure avant, alors qu'elle demandait encore le docteur Koch. Il arriva ainsi qu'elle mourut, et que le coffret de bois noir incrusté de nacre et d'argent resta là, dans son bureau. Et c'était un charmant coffret, avec une mignonne petite clef, un coffret de famille, qui lui venait de sa grand-mère. Eh bien! c'est dans ce petit coffret qu'il y avait tout, mais tout, ce qui s'appelle tout: tout sans exception, tout depuis vingt ans, classé par années et par jours. Et comme Stepan Mikhailovitch avait un goût très prononcé pour la littérature, il y avait bien dans la boîte cent lettres de sa composition, de quoi faire une nouvelle très passionnée, pour une revue; – il est vrai que cela avait duré cinq ans. – Quelques lettres étaient annotées de la main de Natalia Vassilievna… C'est agréable pour un mari, ne trouvez-vous pas?

Veltchaninov réfléchit un moment, et se rappela que jamais il n'avait écrit à Natalia Vassilievna la moindre lettre ni le moindre billet. De Pétersbourg il avait écrit deux lettres, mais elles étaient adressées aux deux époux, comme il avait été convenu. Il n'avait pas même répondu à la dernière lettre de Natalia Vassilievna, celle qui lui avait donné congé.

Quand il eut fini son récit, Pavel Pavlovitch se tut une minute entière, avec son sourire insolent et interrogatif.

– Pourquoi donc ne répondez-vous pas à ma petite question? fit-il avec insistance.

– Quelle petite question?

– Relativement aux sentiments agréables qu'éprouve un mari en découvrant la cassette.

– Eh! que m'importe! fit d'un air agité Veltchaninov, qui se leva et marcha de long en large par la chambre.

– Je parie que vous vous dites en ce moment: «L'animal, qui de lui-même fait montre de son déshonneur!» Ha! ha! Quel homme dégoûté vous faites!

– Je ne songe à rien de tel. Bien au contraire. Vous êtes extrêmement excité par la mort de l'homme qui vous a offensé, et puis, vous avez bu beaucoup de vin. Je ne vois rien là qui soit extraordinaire; je comprends parfaitement pourquoi vous teniez à ce que Bagaoutov vécût, et j'apprécie fort bien votre désappointement, mais…

– Et pourquoi donc, à votre avis, tenais-je tant à ce que Bagaoutov vécût?

– Cela, c'est votre affaire.

– Je parie que vous pensiez à un duel?

– Le diable vous emporte! s'écria Veltchaninov, de moins en moins maître de lui, ce que je pensais, c'est qu'un homme comme il faut… dans un cas de ce genre, ne s'abaisse pas aux bavardages saugrenus, aux grimaces stupides, aux gémissements ridicules et aux sous-entendus répugnants qui ne font que dégrader celui qui en use – mais qu'il agit franchement, ouvertement, sans réticences… en homme comme il faut!

– Ha! ha! et alors, je ne suis pas, moi, un homme comme il faut?

– Cela, encore une fois, c'est votre affaire… mais enfin pourquoi diable, après cela, aviez-vous tant besoin que Bagaoutov vécût?

– Pourquoi? Mais quand ce ne serait que pour le voir, le cher ami! Nous aurions fait chercher une bouteille, et nous l'aurions bue ensemble.

– Il aurait refusé de boire avec vous.

– Mais pourquoi donc? Noblesse oblige [1]! – Vous buvez bien avec moi; pourquoi aurait-il été plus délicat?

– Moi? je n'ai pas bu avec vous.

– Et pourquoi donc, tout à coup, tant d'orgueil?

Veltchaninov éclata de rire, d'un rire nerveux et agité.

– Oh! mais décidément, vous êtes véritablement féroce! Et moi qui croyais que vous étiez tout bonnement un «éternel mari»!

– Comment, un «éternel mari»? Qu'entendez-vous par là? fit Pavel Pavlovitch, qui dressa l'oreille.

– Oh rien, un type de mari. C'est trop long à raconter. Et puis voyons, il faut vous en aller; il est temps; vous m'ennuyez!

– Et pourquoi «féroce»? Vous avez dit «féroce».

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