Fédor Dostoïevski - Les Possédés

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«Est-il possible de croire? Sérieusement et effectivement? Tout est là.» Stavroguine envoûte tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite à son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdité de la liberté pour un homme seul et sans raison d'être. Tous les personnages de ce grand roman sont possédés par un démon, le socialisme athée, le nihilisme révolutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces idéologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la société et appellent un terrorisme destructeur. Sombre tragédie d'amour et de mort, «Les Possédés» sont l'incarnation géniale des doutes et des angoisses de Dostoïevski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. Dès 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe siècle.

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– Je… Je…

– Je comprends. Toujours les amis, toujours la boisson, le club, les cartes et la réputation d’athée. Cette réputation ne me plaît pas, Stépan Trophimovitch. Je n’aime pas qu’on vous appelle athée, surtout à présent. Je ne l’aimais pas non plus autrefois, parce que tout cela n’est que du pur bavardage. Il faut bien le dire à la fin.

– Mais, ma chère…

– Écoutez, Stépan Trophimovitch, en matière scientifique, sans doute, je ne suis vis-à-vis de vous qu’une ignorante, mais j’ai beaucoup pensé à vous pendant que je faisais route vers la Russie. Je suis arrivée à une conviction.

– Laquelle?

– C’est que nous ne sommes pas, à nous deux, plus intelligents que tout le reste du monde, et qu’il y a plus intelligent que nous…

– Votre observation est très juste. Il y a plus intelligent que nous, par conséquent on peut avoir plus raison que nous, par conséquent nous pouvons nous tromper, n’est-ce pas? Mais, ma bonne amie, mettons que je me trompe, après tout ma liberté de conscience est un droit humain, éternel, supérieur! J’ai le droit de ne pas être un fanatique et un bigot, si je le veux, et à cause de cela naturellement je serai haï de divers messieurs jusqu’à la consommation des siècles. Et puis, comme on trouve toujours plus de moines que de raisons, et que je suis tout à fait de cet avis…

– Comment? Qu’est-ce que vous avez dit?

– J’ai dit: on trouve toujours plus de moines que de raisons, et comme je suis tout à fait de cet…

– Cela n’est certainement pas de vous; vous avez dû prendre ce mot-là quelque part.

– C’est Pascal qui l’a dit.

– Je me doutai bien que ce n’était pas vous! Pourquoi vous-même ne parlez-vous jamais ainsi? Pourquoi, au lieu de vous exprimer avec cette spirituelle précision, êtes-vous toujours si filandreux? Cela est bien mieux dit que toutes vos paroles de tantôt sur l’ivresse administrative…

– Ma foi, chère, pourquoi?… D’abord, apparemment, parce que je ne suis pas Pascal, et puis… en second lieu, nous autres Russes, nous ne savons rien dire dans notre langue… Du moins, jusqu’à présent on n’a encore rien dit…

– Hum! ce n’est peut-être pas vrai. Du moins, vous devriez prendre note de tels mots et les retenir pour les glisser, au besoin, dans la conversation… Ah! Stépan Trophimovitch, je voulais vous parler sérieusement!

– Chère, chère amie!

– Maintenant que tous ces Lembke, tous ces Karmazinoff… Oh! mon Dieu, comme vous vous galvaudez! Oh! que vous me désolez!… Je désirerais que ces gens-là ressentent de l’estime pour vous, parce qu’ils ne valent pas votre petit doigt, et comment vous tenez-vous? Que verront-ils? Que leur montrerai-je? Au lieu d’être par la noblesse de votre attitude une leçon vivante, un exemple, vous vous entourez d’un tas de fripouilles, vous avez contracté des habitudes pas possibles, vous vous abrutissez, les cartes et le vin sont devenus indispensable à votre existence, vous ne lisez que Paul de Kock et vous n’écrivez rien, tandis que là-bas ils écrivent tous; tout votre temps se dépense en bavardage. Peut-on, est-il permis de se lier avec une canaille comme votre inséparable Lipoutine?

– Pourquoi donc l’appelez-vous mon inséparable? protesta timidement Stépan Trophimovitch.

– Où est-il maintenant? demanda d’un ton sec Barbara Pétrovna.

– Il… il vous respecte infiniment, et il est allé à S… pour recueillir l’héritage de sa mère.

– Il ne fait, paraît-il, que toucher de l’argent. Et Chatoff? Toujours le même?

– Irascible, mais bon.

– Je ne puis souffrir votre Chatoff; il est méchant, et a une trop haute opinion de lui-même.

– Comment se porte Daria Pavlovna?

– C’est de Dacha que vous parlez? Quelle idée vous prend? répondit Barbara Pétrovna en fixant sur lui un regard curieux. – Elle va bien, je l’ai laissée chez les Drozdoff… En Suisse, j’ai entendu parler de votre fils, on n’en dit pas de bien, au contraire.

– Oh! c’est une histoire bien bête! Je vous attendais, ma bonne amie, pour vous raconter…

– Assez, Stépan Trophimovitch, laissez-moi la paix, je n’en puis plus. Nous avons le temps de causer, surtout de pareilles choses. Vous commencez à envoyer des jets de salive quand vous riez, c’est un signe de sénilité! Et quel rire étrange vous avez maintenant!… Mon Dieu, que de mauvaises habitudes vous avez prises! Allons, assez, assez, je tombe de fatigue! On peut bien avoir enfin pitié d’une créature humaine!

Stépan Trophimovitch «eut pitié de la créature humaine», mais il se retira tout chagrin.

V

Dans les derniers jours d’août, les dames Drozdoff revinrent enfin, elles aussi. Leur arrivée, qui précéda de peu celle de notre nouvelle gouvernante, fit en général sensation dans la société. Mais je parlerai de cela plus tard; je me bornerai à dire, pour le moment, que Prascovie Ivanovna, attendue avec tant d’impatience par Barbara Pétrovna, lui apporta une nouvelle des plus étranges: Nicolas avait quitté les dames Drozdoff dès le mois de juillet; ensuite, ayant rencontré le comte K… sur les bords du Rhin, il était parti pour Pétersbourg avec ce personnage et sa famille. ( N. B . Le comte avait trois filles à marier.)

– Je n’ai rien pu tirer d’Élisabeth, trop fière et trop entêtée pour répondre à mes questions, acheva Prascovie Ivanovna, – mais j’ai vu de mes yeux qu’il y avait quelque chose entre elle et Nicolas Vsévolodovitch. Je ne connais pas les causes de la brouille; vous pouvez, je crois, ma chère Barbara Pétrovna, les demander à votre Daria Pavlovna. Selon moi, elle n’y est pas étrangère. Je suis positivement enchantée de vous ramener enfin votre favorite et de la remettre entre vos mains, c’est un fardeau de moins sur mes épaules.

Ces mots venimeux furent prononcés d’un ton plein d’amertume. On voyait que la «femme affaiblie» les avait préparés à l’avance et qu’elle en attendait un grand effet. Mais, avec Barbara Pétrovna, les allusions voilées et les réticences énigmatiques manquaient leur but. Elle somma carrément son interlocutrice de mettre les points sur les i . Prascovie Ivanovna changea aussitôt de langage: aux paroles fielleuses succédèrent les larmes et les épanchements du cœur. Comme Stépan Trophimovitch, cette dame irascible, mais sentimentale, avait toujours besoin d’une amitié sincère, et ce qu’elle reprochait surtout à sa fille Élisabeth Nikolaïevna, c’était de ne pas être pour elle une amie.

Mais de toutes ses explications et de tous ses épanchements il ne ressortait avec netteté qu’un seul point: Lisa et Nicolas s’étaient brouillés; du reste, Prascovie Ivanovna ne se rendait évidemment aucun compte précis de ce qui avait amené cette brouille. Quant aux accusations portées contre Daria Pavlovna, non seulement elle ne les maintint pas, mais elle pria instamment Barbara Pétrovna de n’attacher aucune importance à ses paroles de tantôt, parce qu’elle les avait prononcées «dans un moment de colère». Bref, tout prenait un aspect fort obscur et même louche. Au dire de la générale Drozdoff, la rupture était due à l’esprit obstiné et moqueur de Lisa; quoique fort amoureux, Nicolas Vsévolodovitch s’était senti blessé dans son amour-propre par les railleries de la jeune fille, et il lui avait riposté sur le même ton.

– Peu après, ajouta Prascovie Ivanovna, nous avons fait la connaissance d’un jeune homme qui doit être le neveu de votre «professeur», du moins, il porte le même nom…

– C’est son fils et non pas son neveu, rectifia Barbara Pétrovna.

Prascovie Ivanovna ne pouvait jamais retenir le nom de Stépan Trophimovitch, et, en parlant de lui, l’appelait toujours «le professeur».

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