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Fédor Dostoïevski: Les Possédés

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«Est-il possible de croire? Sérieusement et effectivement? Tout est là.» Stavroguine envoûte tous ceux qui l'approchent, hommes ou femmes. Il ne trouve de limite à son immense orgueil que dans l'existence de Dieu. Il la nie et tombe dans l'absurdité de la liberté pour un homme seul et sans raison d'être. Tous les personnages de ce grand roman sont possédés par un démon, le socialisme athée, le nihilisme révolutionnaire ou la superstition religieuse. Ignorant les limites de notre condition, ces idéologies sont incapables de rendre compte de l'homme et de la société et appellent un terrorisme destructeur. Sombre tragédie d'amour et de mort, «Les Possédés» sont l'incarnation géniale des doutes et des angoisses de Dostoïevski sur l'avenir de l'homme et de la Russie. Dès 1870, il avait pressenti les dangers du totalitarisme au XXe siècle.

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– Vous savez sans aucun doute, excellente amie, commença-t-il en traînant les mots avec une intonation coquette, – ce que c’est qu’un administrateur russe en général, et en particulier un administrateur russe nouvellement installé. Mais c’est bien au plus si vous avez pu apprendre pratiquement ce que c’est que l’ivresse administrative…

– L’ivresse administrative? Je ne sais pas ce que cela veut dire.

– C’est… Vous savez, chez nous… En un mot, prenez la dernière nullité, préposez-la à la vente des billets dans une gare de chemin de fer, et aussitôt cette nullité, pour vous montrer son pouvoir, se croira en droit de trancher du Jupiter avec vous quand vous irez prendre un billet. «Sache que tu es sous ma coupe!» a-t-elle l’air de dire. Eh bien, c’est un effet de l’ivresse administrative…

– Abrégez, si vous pouvez, Stépan Trophimovitch.

– M. Von Lembke est maintenant en tournée dans la province. En un mot, cet André Antonovitch, quoique Allemand, appartient, je le reconnais, à la religion orthodoxe; je conviens encore que c’est un fort bel homme, de quarante ans…

– Où avez-vous pris que c’est un bel homme? Il a des yeux de mouton.

– Parfaitement exact. Mais je me suis fait ici l’écho de nos dames…

– Dispensez-moi de ces détails, Stépan Trophimovitch, je vous en prie! À propos, vous portez des cravates rouges, depuis quand?

– C’est… c’est aujourd’hui seulement que je…

– Et faites-vous de l’exercice? vous devez abattre vos six verstes tous les jours, est-ce que vous vous conformez à l’ordonnance du médecin?

– Non… pas toujours.

– Je m’en doutais! En Suisse déjà je l’avais pressenti! cria d’une voix irritée Barbara Pétrovna, – à présent ce n’est pas six verstes que vous ferez, c’est dix verstes! vous vous affaissez terriblement, terriblement! Vous êtes, je ne dirai pas vieilli, mais décrépit… tantôt, quand je vous ai aperçu, cela m’a frappée, en dépit de votre cravate rouge… Quelle idée rouge! Continuez votre récit, si vous avez réellement quelque chose à me dire au sujet de Von Lembke, et dépêchez-vous, je vous en prie; je suis fatiguée.

– En un mot, je voulais seulement dire que c’est un de ces administrateurs qui débutent à quarante ans, après avoir végété dans l’obscurité jusqu’à cet âge, un de ces hommes sortis tout à coup du néant, grâce à un mariage ou à quelque autre moyen non moins désespéré… Il est maintenant parti… je veux dire qu’on s’est empressé de me dépeindre à lui comme un corrupteur de la jeunesse, un prédicateur de l’athéisme… Aussitôt il est allé aux informations…

– Mais est-ce vrai?

– J’ai même pris mes mesures. Quand on lui a «rapporté» que vous «gouverniez la province», vous savez, – il s’est permis de répondre qu’ «il n’y aurait plus rien de semblable».

– Il a dit cela?

– Oui, et avec cette morgue… Sa femme, Julie Mikhaïlovna, nous la verrons ici à la fin d’août, elle arrivera directement de Pétersbourg.

– De l’étranger. Nous nous y sommes rencontrés.

– Vraiment?

– À Paris et en Suisse. C’est une parente des Drozdoff.

– Une parente? Quelle singulière coïncidence! On la dit ambitieuse, et… elle a, paraît-il, des relations influentes?

– Allons donc! Des relations de rien du tout! N’ayant pas un kopek, elle est restée fille jusqu’à quarante ans. Maintenant qu’elle a agrippé son Von Lembke, elle ne pense plus qu’à le pousser. Ce sont deux intrigants.

– Et elle a, dit-on, deux ans de plus que lui?

– Cinq ans. À Moscou, sa mère balayait mon seuil avec la traîne de sa robe; elle mendiait des invitations à mes bals, du temps de Vsévolod Nikolaïévitch. Quant à Julie Mikhaïlovna, elle passait toute la nuit seule, assise dans un coin, avec sa mouche en turquoise sur le front; personne ne la faisait danser, si bien que vers trois heures, par pitié, je lui envoyais un cavalier. Elle avait alors vingt-cinq ans, et l’on continuait à la mener dans le monde vêtue d’une robe courte, comme une petite fille. Il devenait indécent de recevoir chez soi ces gens-là.

– Il me semble que je vois cette mouche.

– Je vous le dis, en arrivant je suis tombée au milieu d’une intrigue. Vous avez lu la lettre de Prascovie Ivanovna, que pouvait-il y avoir de plus clair? Eh bien, qu’est-ce que je trouve? Cette même imbécile de Prascovie, – elle n’a jamais été qu’une imbécile, – me regarde avec ébahissement: elle a l’air de me demander pourquoi je suis venue. Vous pouvez vous figurer combien j’ai été surprise. Je promène mes yeux autour de moi: je vois cette Lembke qui ourdit ses trames et, à côté d’elle, ce cousin, un neveu du vieux Drozdoff, – tout s’explique! Naturellement, en un clin d’œil j’ai rétabli la situation, et Prascovie fait de nouveau cause commune avec moi, mais une intrigue, une intrigue!

– Que vous avez pourtant déjouée. Oh! vous êtes un Bismarck!

– Sans être un Bismarck, je suis cependant capable de discerner la fausseté et la bêtise où je les rencontre. Lembke, c’est la fausseté, et Prascovie la bêtise. J’ai rarement rencontré une femme plus affaiblie, sans compter qu’elle a les jambes enflées et qu’avec cela elle est bonne. Que peut-il y avoir de plus bête que la bêtise d’une bonne personne?

– Celle d’un méchant, ma chère amie: un sot méchant est encore plus bête, observa noblement Stépan Trophimovitch.

– Vous avez peut-être raison. Vous souvenez-vous de Lisa?

– Charmante enfant!

– Maintenant ce n’est plus une enfant, mais une femme, et une femme de caractère. Une nature noble et ardente. Ce que j’aime en elle, c’est qu’elle ne se laisse pas dominer par sa mère, cette créature imbécile. Il a failli y avoir une histoire à propos du cousin.

– Bah! mais, au fait, entre lui et Élisabeth Nikolaïevna la parenté n’existe pas… Est-ce qu’il a des vues?

– Voyez-vous, c’est un jeune officier qui parle fort peu, qui est même modeste. Je tiens à être toujours juste. Il me semble que, personnellement, il est opposé à cette intrigue et qu’il ne désire rien; je ne vois dans cette machination que l’œuvre de la Lembke. Il avait beaucoup de considération pour Nicolas. Vous comprenez, toute l’affaire dépend de Lisa, mais je l’ai laissée dans les meilleurs termes avec Nicolas, et lui-même m’a formellement promis sa visite en novembre. Il n’y a donc en cause ici que la rouerie de la Lembke et l’aveuglement de Prascovie. Cette dernière m’a dit que tous mes soupçons n’étaient que de la fantaisie; je lui ai répondu en la traitant d’imbécile. Je suis prête à l’affirmer au jugement dernier. Et si Nicolas ne m’avait priée d’attendre encore, je ne serais pas partie sans avoir démasqué cette créature artificieuse. Elle cherchait à s’insinuer, par l’entremise de Nicolas, dans les bonnes grâces du comte K…, elle voulait brouiller le fils avec la mère. Mais Lisa est de notre côté, et je me suis entendue avec Prascovie. Vous savez, Karmazinoff est mon parent?

– Comment! il est parent de madame Von Lembke?

– Oui. Parent éloigné.

– Karmazinoff, le romancier?

– Eh! oui, l’écrivain, qu’est-ce qui vous étonne? Sans doute il se prend pour un grand homme. C’est un être bouffi de vanité! Elle arrivera avec lui, actuellement ils sont ensemble à l’étranger. Elle a l’intention de fonder quelque chose dans notre ville, d’organiser des réunions littéraires. Il viendra passer un mois chez nous, il veut vendre le dernier bien qu’il possède ici. J’ai failli le rencontrer en Suisse, et je n’y tenais guère. Du reste, j’espère qu’il daignera me reconnaître. Dans le temps il m’écrivait et venait chez moi. Je voudrais vous voir soigner un peu plus votre mise, Stépan Trophimovitch; de jour en jour vous la négligez davantage… Oh! quel chagrin vous me faites! Qu’est-ce que vous lisez maintenant?

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