Et songeant à tous les bénéfices de cette situation inespérée, à l’emprunt forcé, au chantage inévitable, il se jeta tout au long sur le canapé et se mit à rire si fort que tout le meuble en craquait.
Les trois jeunes dames, se levant d’un seul mouvement, se sauvèrent, tandis que la vieille reculait vers la porte, paraissait prête à défaillir.
Et deux messieurs apparurent, décorés, tous deux en habit. Padoie se précipita vers eux :
— Oh ! Monsieur le président… il est fou… il est fou… On nous l’avait envoyé en convalescence… vous voyez bien qu’il est fou…
Varajou s’était assis, ne comprenant plus, devinant tout à coup qu’il avait fait quelque monstrueuse sottise. Puis il se leva, et se tournant vers son beau-frère :
— Où donc sommes-nous ici ? demanda-t-il. Mais Padoie, saisi soudain d’une colère folle, balbutia :
— Où… où… où nous sommes ?… Malheureux… misérable… infâme… Où nous sommes ?… Chez Monsieur le premier président !… chez Monsieur le président de Mortemain… de Mortemain… de… de… de… de Mortemain… Ah !… ah !… canaille !… canaille !… canaille !… canaille !…
Quand le capitaine Hector-Marie de Fontenne épousa Mlle Laurine d’Estelle, les parents et amis jugèrent que cela ferait un mauvais ménage.
Mlle Laurine, jolie, mince, frêle, blonde et hardie, avait, à douze ans, l’assurance d’une femme de trente. C’était une de ces petites Parisiennes précoces qui semblent nées avec toute la science de la vie, avec toutes les ruses de la femme, avec toutes les audaces de pensée, avec cette profonde astuce et cette souplesse d’esprit qui font que certains êtres paraissent fatalement destinés, quoi qu’ils fassent, à jouer et à tromper les autres. Toutes leurs actions semblent préméditées, toutes leurs démarches calculées, toutes leurs paroles soigneusement pesées, leur existence n’est qu’un rôle qu’ils jouent vis-à-vis de leurs semblables.
Elle était charmante aussi ; très rieuse, rieuse à ne savoir se retenir ni se calmer quand une chose lui semblait amusante et drôle. Elle riait au nez des gens de la façon la plus impudente, mais avec tant de grâce qu’on ne se fâchait jamais.
Elle était riche, fort riche. Un prêtre servit d’intermédiaire pour lui faire épouser le capitaine de Fontenne. Élevé dans une maison religieuse, de la façon la plus austère, cet officier avait apporté au régiment des mœurs de cloître, des principes très raides et une intolérance complète. C’était un de ces hommes qui deviennent infailliblement des saints ou des nihilistes, chez qui les idées s’installent en maîtresses absolues, dont les croyances sont inflexibles et les résolutions inébranlables.
C’était un grand garçon brun, sérieux, sévère, naïf, d’esprit simple, court et obstiné, un de ces hommes qui passent dans la vie sans jamais en comprendre les dessous, les nuances et les subtilités, qui ne devinent rien, ne soupçonnent rien, et n’admettent pas qu’on pense, qu’on juge, qu’on croie et qu’on agisse autrement qu’eux.
Mlle Laurine le vit, le pénétra tout de suite et l’accepta pour mari.
Ils firent un excellent ménage. Elle fut souple, adroite et sage, sachant se montrer telle qu’elle devait être, toujours prête aux bonnes œuvres et aux fêtes, assidue à l’église et au théâtre, mondaine et rigide, avec un petit air d’ironie, avec une lueur dans l’œil en causant gravement avec son grave époux. Elle lui racontait ses entreprises charitables avec tous les abbés de la paroisse et des environs, et elle profitait de ces pieuses occupations pour demeurer dehors du matin au soir.
Mais quelquefois, au milieu du récit de quelque acte de bienfaisance, un fou rire la saisissait tout d’un coup, un rire nerveux impossible à contenir. Le capitaine demeurait surpris, inquiet, un peu choqué en face de sa femme qui suffoquait. Quand elle s’était un peu calmée, il demandait : « Qu’est-ce que vous avez donc, Laurine ? » Elle répondait : « Ce n’est rien ! Le souvenir d’une drôle de chose qui m’est arrivée. » Et elle racontait une histoire quelconque.
Or, pendant l’été de 1883, le capitaine Hector de Fontenne prit part aux grandes manœuvres du 32e corps d’armée.
Un soir, comme on campait aux abords d’une ville, après dix jours de tente et de rase campagne, dix jours de fatigues et de privations, les camarades du capitaine résolurent de faire un bon dîner.
M. de Fontenne refusa d’abord de les accompagner ; puis, comme son refus les surprenait, il consentit.
Son voisin de table, le commandant de Favré, tout en causant des opérations militaires, seule chose qui passionnât le capitaine, lui versait à boire coup sur coup. Il avait fait très chaud dans le jour, une chaleur lourde, desséchante, altérante ; et le capitaine buvait sans y songer, sans s’apercevoir que, peu à peu, une gaieté nouvelle entrait en lui, une certaine joie vive, brûlante, un bonheur d’être, plein de désirs éveillés, d’appétits inconnus, d’attentes indécises.
Au dessert il était gris. Il parlait, riait, s’agitait, saisi par une ivresse bruyante, une ivresse folle d’homme ordinairement sage et tranquille.
On proposa d’aller finir la soirée au théâtre ; il accompagna ses camarades. Un d’eux reconnut une actrice qu’il avait aimée ; et un souper fut organisé où assista une partie du personnel féminin de la troupe.
Le capitaine se réveilla le lendemain dans une chambre inconnue et dans les bras d’une petite femme blonde qui lui dit, en le voyant ouvrir les yeux : « Bonjour, mon gros chat ! »
Il ne comprit pas d’abord ; puis, peu à peu, ses souvenirs lui revinrent, un peu troublés cependant.
Alors il se leva sans dire un mot, s’habilla et vida sa bourse sur la cheminée.
Une honte le saisit quand il se vit debout, en tenue, sabre au côté, dans ce logis meublé, aux rideaux fripés, dont le canapé, marbré de taches, avait une allure suspecte, et il n’osait pas s’en aller, descendre l’escalier où il rencontrerait des gens, passer devant le concierge, et, surtout sortir dans la rue sous les yeux des passants et des voisins.
La femme répétait sans cesse : « Qu’est-ce qui te prend ? As-tu perdu ta langue ? Tu l’avais pourtant bien pendue hier soir ! En voilà un mufle ! »
Il la salua avec cérémonie, et, se décidant à la fuite, regagna son domicile à grands pas, persuadé qu’on devinait à ses manières, à sa tenue, à son visage, qu’il sortait de chez une fille.
Et le remords le tenailla, un remords harassant d’homme rigide et scrupuleux.
Il se confessa, communia ; mais il demeurait mal à l’aise, poursuivi par le souvenir de sa chute et par le sentiment d’une dette, d’une dette sacrée contractée envers sa femme.
Il ne la revit qu’au bout d’un mois, car elle était allée passer chez ses parents le temps des grandes manœuvres.
Elle vint à lui les bras ouverts, le sourire aux lèvres. Il la reçut avec une attitude embarrassée de coupable ; et jusqu’au soir, il s’abstint presque de lui parler.
Dès qu’ils se trouvèrent seuls, elle lui demanda :
— Qu’est-ce que vous avez donc, mon ami, je vous trouve très changé. Il répondit d’un ton gêné :
— Mais je n’ai rien, ma chère, absolument rien.
— Pardon, je vous connais bien, et je suis sûre que vous avez quelque chose, un souci, un chagrin, un ennui, que sais-je ?
— Eh bien, oui, j’ai un souci.
— Ah ! Et lequel ?
— Il m’est impossible de vous le dire.
— À moi ? Pourquoi ça ? Vous m’inquiétez.
— Je n’ai pas de raisons à vous donner. Il m’est impossible de vous le dire.
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