On apercevait aussi une grande femme qui circulait devant la porte en préparant une petite table à dîner où elle posait à chaque retour, avec une lenteur méthodique, un seul couvert, une assiette, une serviette, un morceau de pain, un verre à boire. Elle était coiffée du petit bonnet des Arlésiennes, cône pointu de soie ou de velours noir sur qui fleurit un champignon blanc.
Quand l’abbé fut à portée de la voix, il lui cria :
— Eh ! Marguerite ?
Elle s’arrêta pour regarder, et reconnaissant son maître :
— Tè c’est vous, Monsieur le curé ?
— Oui. Je vous apporte une belle pêche, vous allez tout de suite me faire griller un loup, un loup au beurre, rien qu’au beurre, vous entendez ?
La servante, venue au devant des hommes, examinait d’un œil connaisseur les poissons portés par le matelot.
— C’est que nous avons déjà une poule au riz, dit-elle.
— Tant pis, le poisson du lendemain ne vaut pas le poisson sortant de l’eau. Je vais faire une petite fête de gourmand, ça ne m’arrive pas trop souvent ; et puis, le péché n’est pas gros.
La femme choisissait le loup, et comme elle s’en allait en l’emportant, elle se retourna :
— Ah ! Il est venu un homme vous chercher trois fois, Monsieur le curé.
Il demanda avec indifférence.
— Un homme ! Quel genre d’homme ?
— Mais un homme qui ne se recommande pas de lui-même.
— Quoi ! Un mendiant ?
— Peut-être, oui, je ne dis pas. Je croirais plutôt un maoufatan.
L’abbé Vilbois se mit à rire de ce mot provençal qui signifie malfaiteur, rôdeur de routes, car il connaissait l’âme timorée de Marguerite qui ne pouvait séjourner à la bastide sans s’imaginer tout le long des jours et surtout des nuits qu’ils allaient être assassinés.
Il donna quelques sous au marin qui s’en alla, et, comme il disait, ayant conservé toutes ses habitudes de soins et de tenue d’ancien mondain : – « Je vas me passer un peu d’eau sur le nez et sur les mains », – Marguerite lui cria de sa cuisine où elle grattait à rebours, avec un couteau, le dos du loup dont les écailles un peu tachées de sang se détachaient comme d’infimes piécettes d’argent.
— Tenez, le voilà !
L’abbé vira vers la route et aperçut en effet un homme, qui lui parut, de loin, fort mal vêtu, et qui s’en venait, à petits pas, vers la maison. Il l’attendit, souriant encore de la terreur de sa domestique, et pensant : « Ma foi, je crois qu’elle a raison, il a bien l’air d’un maoufatan. »
L’inconnu approchait, les mains dans ses poches, les yeux sur le prêtre, sans se hâter. Il était jeune, portait toute la barbe blonde et frisée ; et des mèches de cheveux se roulaient en boucles au sortir d’un chapeau de feutre mou, tellement sale et défoncé que personne n’en aurait pu deviner la couleur et la forme premières. Il avait un long pardessus marron, une culotte dentelée autour des chevilles, et il était chaussé d’espadrilles, ce qui lui donnait une démarche molle, muette, inquiétante, un pas imperceptible de rôdeur.
Quant il fut à quelques enjambées de l’ecclésiastique, il ôta la loque qui lui abritait le front, en se découvrant avec un air un peu théâtral, et montrant une tête flétrie, crapuleuse et jolie, chauve sur le sommet du crâne, marque de fatigue ou de débauche précoce, car cet homme assurément n’avait pas plus de vingt-cinq ans.
Le prêtre, aussitôt, se découvrit aussi, devinant et sentant que ce n’était pas là le vagabond ordinaire, l’ouvrier sans travail ou le repris de justice errant entre deux prisons et qui ne sait plus guère parler que le langage mystérieux des bagnes.
— Bonjour, Monsieur le curé, dit l’homme.
Le prêtre répondit simplement : « Je vous salue », ne voulant pas appeler « Monsieur » ce passant suspect et haillonneux. Ils se contemplaient fixement et l’abbé Vilbois, devant le regard de ce rôdeur, se sentait troublé, ému comme en face d’un ennemi inconnu, envahi par une de ces inquiétudes étranges qui se glissent en frissons dans la chair et dans le sang.
À la fin, le vagabond reprit :
— Eh bien ! Me reconnaissez-vous ?
Le prêtre, très étonné, répondit :
— Moi, pas du tout, je ne vous connais point.
— Ah ! Vous ne me connaissez point. Regardez-moi davantage.
— J’ai beau vous regarder, je ne vous ai jamais vu.
— Ça c’est vrai, reprit l’autre, ironique, mais je vais vous montrer quelqu’un que vous connaissez mieux.
Il se recoiffa et déboutonna son pardessus. Sa poitrine était nue dedans. Une ceinture rouge, roulée autour de son ventre maigre, retenait sa culotte au-dessus de ses hanches.
Il prit dans sa poche une enveloppe, une de ces invraisemblables enveloppes que toutes les taches possibles ont marbrées, une de ces enveloppes qui gardent, dans les doublures des gueux errants, les papiers quelconques, vrais ou faux, volés ou légitimes, précieux défenseurs de la liberté contre le gendarme rencontré. Il en tira une photographie, une de ces cartes grandes comme une lettre, qu’on faisait souvent autrefois, jaunie, fatiguée, traînée longtemps partout, chauffée contre la chair de cet homme et ternie par sa chaleur.
Alors, l’élevant à côté de sa figure, il demanda :
— Et celui-là, le connaissez-vous ?
L’abbé fit deux pas pour mieux voir et demeura pâlissant, bouleversé, car c’était son propre portrait, fait pour Elle, à l’époque lointaine de son amour.
Il ne répondait rien, ne comprenant pas.
Le vagabond répéta :
— Le reconnaissez-vous, celui-là ?
Et le prêtre balbutia :
— Mais oui.
— Qui est-ce ?
— C’est moi.
— C’est bien vous ?
— Mais oui.
— Eh bien ! Regardez-nous, tous les deux, maintenant, votre portrait et moi ?
Il avait vu déjà, le misérable homme, il avait vu que ces deux êtres, celui de la carte et celui qui riait à côté, se ressemblaient comme deux frères, mais il ne comprenait pas encore, et il bégaya :
— Que me voulez-vous, enfin ?
Alors, le gueux, d’une voix méchante :
— Ce que je veux, mais je veux que vous me reconnaissiez d’abord.
— Qui êtes-vous donc ?
— Ce que je suis ? Demandez-le à n’importe qui sur la route, demandez-le à votre bonne, allons le demander au maire du pays si vous voulez, en lui montrant ça ; et il rira bien, c’est moi qui vous le dis. Ah ! Vous ne voulez pas reconnaître que je suis votre fils, papa curé ?
Alors le vieillard, levant ses bras en un geste biblique et désespéré, gémit :
— Ça n’est pas vrai.
Le jeune homme s’approcha tout contre lui, face à face.
— Ah ! Ça n’est pas vrai. Ah, l’abbé ! Il faut cesser de mentir, entendez-vous ?
Il avait une figure menaçante et les poings fermés, et il parlait avec une conviction si violente, que le prêtre, reculant toujours, se demandait lequel des deux se trompait en ce moment.
Encore une fois, cependant, il affirma :
— Je n’ai jamais eu d’enfant.
L’autre ripostant :
— Et pas de maîtresse, peut-être ?
Le vieillard prononça résolument un seul mot, un fier aveu :
— Si.
— Et cette maîtresse n’était pas grosse quand vous l’avez chassée ?
Soudain, la colère ancienne, étouffée vingt-cinq ans plus tôt, non pas étouffée, mais murée au fond du cœur de l’amant, brisa les voûtes de foi, de dévotion résignée, de renoncement à tout, qu’il avait construites sur elle, et, hors de lui, il cria :
— Je l’ai chassée parce qu’elle m’avait trompé et qu’elle portait en elle l’enfant d’un autre, sans quoi, je l’aurais tuée, Monsieur, et vous avec elle.
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