Eh bien donc! ayons courage avec la mort, prenons cette horrible idée à deux mains, et considérons-la en face. Demandons-lui compte de ce qu’elle est, sachons ce qu’elle nous veut, retournons-la en tous sens, épelons l’énigme, et regardons d’avance dans le tombeau.
Il me semble que, dès que mes yeux seront fermés, je verrai une grande clarté et des abîmes de lumière où mon esprit roulera sans fin. Il me semble que le ciel sera lumineux de sa propre essence, que les astres y feront des taches obscures, et qu’au lieu d’être comme pour les yeux vivants des paillettes d’or sur du velours noir, ils sembleront des points noirs sur du drap d’or.
Ou bien, misérable que je suis, ce sera peut-être un gouffre hideux, profond, dont les parois seront tapissées de ténèbres, et où je tomberai sans cesse en voyant des formes remuer dans l’ombre.
Ou bien, en m’éveillant après le coup, je me trouverai peut-être sur quelque surface plane et humide, rampant dans l’obscurité et tournant sur moi-même comme une tête qui roule. Il me semble qu’il y aura un grand vent qui me poussera, et que je serai heurté ça et là par d’autres têtes roulantes. Il y aura par places des mares et des ruisseaux d’un liquide inconnu et tiède; tout sera noir. Quand mes yeux, dans leur rotation, seront tournés en haut, ils ne verront qu’un ciel d’ombre, dont les couches épaisses pèseront sur eux, et au loin dans le fond de grandes arches de fumée plus noires que les ténèbres. Ils verront aussi voltiger dans la nuit de petites étincelles rouges, qui, en s’approchant, deviendront des oiseaux de feu. Et ce sera ainsi toute l’éternité.
Il se peut bien aussi qu’à certaines dates les morts de la Grève se rassemblent par de noires nuits d’hiver sur la place qui est à eux. Ce sera une foule pâle et sanglante, et je n’y manquerai pas. Il n’y aura pas de lune, et l’on parlera à voix basse. L’Hôtel de Ville sera là, avec sa façade vermoulue, son toit déchiqueté, et son cadran qui aura été sans pitié pour tous. Il y aura sur la place une guillotine de l’enfer où un démon exécutera un bourreau; ce sera à quatre heures du matin. À notre tour nous ferons foule autour.
Il est probable que cela est ainsi. Mais si ces morts-là reviennent, sous quelle forme reviennent-ils? Que gardent-ils de leur corps incomplet et mutilé? Que choisissent-ils? Est-ce la tête ou le tronc qui est spectre?
Hélas! qu’est-ce que la mort fait avec notre âme? quelle nature lui laisse-t-elle? qu’a-t-elle à lui prendre ou à lui donner? où la met-elle? lui prête-t-elle quelquefois des yeux de chair pour regarder sur la terre et pleurer?
Ah! un prêtre! un prêtre qui sache cela! Je veux un prêtre, et un crucifix à baiser!
Mon Dieu, toujours le même!
Je l’ai prié de me laisser dormir, et je me suis jeté sur le lit.
En effet, j’avais un flot de sang dans la tête, qui m’a fait dormir. C’est mon dernier sommeil, de cette espèce.
J’ai fait un rêve.
J’ai rêvé que c’était la nuit. Il me semblait que j’étais dans mon cabinet avec deux ou trois de mes amis, je ne sais plus lesquels.
Ma femme était couchée dans la chambre à coucher, à côté, et dormait avec son enfant.
Nous parlions à voix basse, mes amis et moi, et ce que nous disions nous effrayait.
Tout à coup il me sembla entendre un bruit quelque part dans les autres pièces de l’appartement; un bruit faible, étrange, indéterminé.
Mes amis avaient entendu comme moi. Nous écoutâmes; c’était comme une serrure qu’on ouvre sourdement, comme un verrou qu’on scie à petit bruit.
Il y avait quelque chose qui nous glaçait; nous avions peur. Nous pensâmes que peut-être c’étaient des voleurs qui s’étaient introduits chez moi, à cette heure si avancée de la nuit.
Nous résolûmes d’aller voir. Je me levai, je pris la bougie. Mes amis me suivaient, un à un.
Nous traversâmes la chambre à coucher, à côté. Ma femme dormait avec son enfant.
Puis nous arrivâmes dans le salon. Rien. Les portraits étaient immobiles dans leurs cadres d’or sur la tenture rouge. Il me sembla que la porte du salon à la salle à manger n’était point à sa place ordinaire.
Nous entrâmes dans la salle à manger; nous en fîmes le tour. Je marchais le premier. La porte sur l’escalier était bien fermée, les fenêtres aussi. Arrivé près du poêle, je vis que l’armoire au linge était ouverte, et que la porte de cette armoire était tirée sur l’angle du mur, comme pour le cacher.
Cela me surprit. Nous pensâmes qu’il y avait quelqu’un derrière la porte.
Je portai la main à cette porte pour refermer l’armoire; elle résista. Étonné, je tirai plus fort, elle céda brusquement, et nous découvrîmes une petite vieille, les mains pendantes, les yeux fermés, immobile, debout, et comme collée dans l’angle du mur.
Cela avait quelque chose de hideux, et mes cheveux se dressent d’y penser.
Je demandai à la vieille:
– Que faites-vous là?
Elle ne répondit pas.
Je lui demandai:
– Qui êtes-vous?
Elle ne répondit pas, ne bougea pas, et resta les yeux fermés.
Mes amis dirent:
– C’est sans doute la complice de ceux qui sont entrés avec de mauvaises pensées; ils se sont échappés en nous entendant venir; elle n’aura pu fuir, et s’est cachée là.
Je l’ai interrogée de nouveau; elle est demeurée sans voix, sans mouvement, sans regard.
Un de nous l’a poussée à terre, elle est tombée.
Elle est tombée tout d’une pièce, comme un morceau de bois, comme une chose morte.
Nous l’avons remuée du pied, puis deux de nous l’ont relevée et de nouveau appuyée au mur. Elle n’a donné aucun signe de vie. On lui a crié dans l’oreille, elle est restée muette comme si elle était sourde.
Cependant, nous perdions patience, et il y avait de la colère dans notre terreur. Un de nous m’a dit:
– Mettez-lui la bougie sous le menton.
Je lui ai mis la mèche enflammée sous le menton. Alors elle a ouvert un œil à demi, un œil vide, terne, affreux, et qui ne regardait pas.
J’ai ôté la flamme et j’ai dit:
– Ah! enfin! répondras-tu, vieille sorcière? Qui es-tu?
L’œil s’est refermé comme de lui-même.
– Pour le coup, c’est trop fort, ont dit les autres. Encore la bougie! encore! il faudra bien qu’elle parle.
J’ai replacé la lumière sous le menton de la vieille.
Alors, elle a ouvert ses deux yeux lentement, nous a regardés tous les uns après les autres, puis, se baissant brusquement, a soufflé la bougie avec un souffle glacé. Au même moment j’ai senti trois dents aiguës s’imprimer sur ma main dans les ténèbres.
Je me suis réveillé, frissonnant et baigné d’une sueur froide.
Le bon aumônier était assis au pied de mon lit, et lisait des prières.
– Ai-je dormi longtemps? lui ai-je demandé.
– Mon fils, m’a-t-il dit, vous avez dormi une heure. On vous a amené votre enfant. Elle est là dans la pièce voisine qui vous attend. Je n’ai pas voulu qu’on vous éveillât.
– Oh! ai-je crié. Ma fille! qu’on m’amène ma fille!
Elle est fraîche, elle est rose, elle a de grands yeux, elle est belle!
On lui a mis une petite robe qui lui va bien.
Je l’ai prise, je l’ai enlevée dans mes bras, je l’ai assise sur mes genoux, je l’ai baisée sur ses cheveux.
Pourquoi pas avec sa mère? – Sa mère est malade, sa grand’mère aussi. C’est bien.
Elle me regardait d’un air étonné. Caressée, embrassée, dévorée de baisers et se laissant faire, mais jetant de temps en temps un coup d’œil inquiet sur sa bonne, qui pleurait dans le coin.
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