Quand nous voulûmes continuer notre lecture, le ciel était étoilé.
– Oh! maman, maman, dit-elle en rentrant, si tu savais comme nous avons couru!
Moi, je gardais le silence.
– Tu ne dis rien, me dit ma mère, tu as l’air triste.
J’avais le paradis dans le cœur.
C’est une soirée que je me rappellerai toute ma vie.
Toute ma vie!
Une heure vient de sonner. Je ne sais laquelle: j’entends mal le marteau de l’horloge. Il me semble que j’ai un bruit d’orgue dans les oreilles; ce sont mes dernières pensées qui bourdonnent.
À ce moment suprême où je me recueille dans mes souvenirs, j’y retrouve mon crime avec horreur; mais je voudrais me repentir davantage encore. J’avais plus de remords avant ma condamnation; depuis, il semble qu’il n’y ait plus de place que pour les pensées de mort. Pourtant, je voudrais bien me repentir beaucoup.
Quand j’ai rêvé une minute à ce qu’il y a de passé dans ma vie, et que j’en reviens au coup de hache qui doit la terminer tout à l’heure, je frissonne comme d’une chose nouvelle. Ma belle enfance! ma belle jeunesse! étoffe dorée dont l’extrémité est sanglante. Entre alors et à présent il y a une rivière de sang; le sang de l’autre et le mien.
Si on lit un jour mon histoire, après tant d’années d’innocence et de bonheur, on ne voudra pas croire à cette année exécrable, qui s’ouvre par un crime et se clôt par un supplice; elle aura l’air dépareillée.
Et pourtant, misérables lois et misérables hommes, je n’étais pas un méchant!
Oh! mourir dans quelques heures, et penser qu’il y a un an, à pareil jour, j’étais libre et pur, que je faisais mes promenades d’automne, que j’errais sous les arbres, et que je marchais dans les feuilles!
En ce moment même, il y a tout auprès de moi, dans ces maisons qui font cercle autour du Palais et de la Grève, et partout dans Paris, des hommes qui vont et viennent, causent et rient, lisent le journal, pensent à leurs affaires; des marchands qui vendent; des jeunes filles qui préparent leurs robes de bal pour ce soir; des mères qui jouent avec leurs enfants!
Je me souviens qu’un jour, étant enfant, j’allai voir le bourdon de Notre-Dame.
J’étais déjà étourdi d’avoir monté le sombre escalier en colimaçon, d’avoir parcouru la frêle galerie qui lie les deux tours, d’avoir eu Paris sous les pieds, quand j’entrai dans la cage de pierre et de charpente où pend le bourdon avec son battant, qui pèse un millier.
J’avançai en tremblant sur les planches mal jointes, regardant à distance cette cloche si fameuse parmi les enfants et le peuple de Paris, et ne remarquant pas sans effroi que les auvents couverts d’ardoises qui entourent le clocher de leurs plans inclinés étaient au niveau de mes pieds. Dans les intervalles, je voyais, en quelque sorte à vol d’oiseau, la place du Parvis-Notre-Dame, et les passants comme des fourmis.
Tout à coup l’énorme cloche tinta; une vibration profonde remua l’air, fit osciller la lourde tour. Le plancher sautait sur les poutres. Le bruit faillit me renverser; je chancelai, prêt à tomber, prêt à glisser sur les auvents d’ardoises en pente. De terreur, je me couchai sur les planches, les serrant étroitement de mes deux bras, sans parole, sans haleine, avec ce formidable tintement dans les oreilles, et, sous les yeux, ce précipice, cette place profonde où se croisaient tant de passants paisibles et enviés.
Eh bien! il me semble que je suis encore dans la tour du bourdon. C’est tout ensemble un étourdissement et un éblouissement. Il y a comme un bruit de cloche qui ébranle les cavités de mon cerveau, et autour de moi je n’aperçois plus cette vie plane et tranquille que j’ai quittée, et où les autres hommes cheminent encore, que de loin et à travers les crevasses d’un abîme.
L’Hôtel de Ville est un édifice sinistre.
Avec son toit aigu et roide, son clocheton bizarre, son grand cadran blanc, ses étages à petites colonnes, ses mille croisées, ses escaliers usés par les pas, ses deux arches à droite et à gauche, il est là, de plain-pied avec la Grève; sombre, lugubre, la face toute rongée de vieillesse, et si noir qu’il est noir au soleil.
Les jours d’exécution, il vomit des gendarmes de toutes ses portes, et regarde le condamné avec toutes ses fenêtres.
Et le soir, son cadran, qui a marqué l’heure, reste lumineux sur sa façade ténébreuse.
Il est une heure et quart.
Voici ce que j’éprouve maintenant:
Une violente douleur de tête. Les reins froids, le front brûlant. Chaque fois que je me lève ou que je me penche, il me semble qu’il y a un liquide qui flotte dans mon cerveau, et qui fait battre ma cervelle contre les parois du crâne.
J’ai des tressaillements convulsifs, et de temps en temps la plume tombe de mes mains comme par une secousse galvanique.
Les yeux me cuisent comme si j’étais dans la fumée.
J’ai mal dans les coudes.
Encore deux heures et quarante-cinq minutes, et je serai guéri.
Ils disent que ce n’est rien, qu’on ne souffre pas, que c’est une fin douce, que la mort de cette façon est bien simplifiée.
Eh! qu’est-ce donc que cette agonie de six semaines et ce râle de tout un jour? Qu’est-ce que les angoisses de cette journée irréparable, qui s’écoule si lentement et si vite? Qu’est-ce que cette échelle de tortures qui aboutit à l’échafaud?
Apparemment ce n’est pas là souffrir.
Ne sont-ce pas les mêmes convulsions, que le sang s’épuise goutte à goutte, ou que l’intelligence s’éteigne pensée à pensée?
Et puis, on ne souffre pas, en sont-ils sûrs? Qui le leur a dit? Conte-t-on que jamais une tête coupée se soit dressée sanglante au bord du panier et qu’elle ait crié au peuple: Cela ne fait pas de mal!
Y a-t-il des morts de leur façon qui soient venus les remercier et leur dire: C’est bien inventé. Tenez-vous-en là. La mécanique est bonne.
Est-ce Robespierre? Est-ce Louis XVI?…
Non, rien! moins qu’une minute, moins qu’une seconde, et la chose est faite. – Se sont-ils jamais mis, seulement en pensée, à la place de celui qui est là, au moment où le lourd tranchant qui tombe mord la chair, rompt les nerfs, brise les vertèbres… Mais quoi! une demi-seconde! la douleur est escamotée… Horreur!
Il est singulier que je pense sans cesse au roi. J’ai beau faire, beau secouer la tête, j’ai une voix dans l’oreille qui me dit toujours:
– Il y a dans cette même ville, à cette même heure, et pas bien loin d’ici, dans un autre palais, un homme qui a aussi des gardes à toutes ses portes, un homme unique comme toi dans le peuple, avec cette différence qu’il est aussi haut que tu es bas. Sa vie entière, minute par minute, n’est que gloire, grandeur, délices, enivrement. Tout est autour de lui amour, respect, vénération. Les voix les plus hautes deviennent basses en lui parlant et les fronts les plus fiers ploient. Il n’a que de la soie et de l’or sous les yeux. À cette heure, il tient quelque conseil de ministres où tous sont de son avis, ou bien songe à la chasse de demain, au bal de ce soir, sûr que la fête viendra à l’heure, et laissant à d’autres le travail de ses plaisirs. Eh bien! cet homme est de chair et d’os comme toi! – Et pour qu’à l’instant même l’horrible échafaud s’écroulât, pour que tout te fût rendu, vie, liberté, fortune, famille, il suffirait qu’il écrivît avec cette plume les sept lettres de son nom au bas d’un morceau de papier, ou même que son carrosse rencontrât ta charrette! – Et il est bon, et il ne demanderait pas mieux peut-être, et il n’en sera rien!
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