– Comment, c’est impossible?…
– Mais, ma chère enfant, vous ne pouvez pas quitter la maison, comme ça… Vous nous devez plus de soixante-dix francs. Il faudra nous payer d’abord ces soixante-dix francs…
– Et avec quoi?… répliquai-je. Je n’ai pas un sou… Vous pouvez vous fouiller…
La sœur Boniface me jeta un coup d’œil haineux, et, dignement, sévèrement, elle prononça:
– Mais, Mademoiselle… savez-vous bien que c’est un vol?… Et voler de pauvres femmes comme nous, c’est plus qu’un vol… un sacrilège dont le bon Dieu vous punira… Réfléchissez…
Alors, la colère me prit:
– Dites donc?… m’écriai-je… Qui vole ici de vous ou de moi?… Non, mais vous êtes épatantes, mes petites mères…
– Mademoiselle, je vous défends de parler ainsi…
– Ah! fichez-moi la paix, à la fin… Comment?… On fait votre ouvrage… on travaille comme des bêtes pour vous du matin au soir… on vous gagne des argents énormes… vous nous donnez une nourriture dont les chiens ne voudraient pas… Et il faudrait vous payer par-dessus le marché!… Ah! vous ne doutez de rien…
La sœur Boniface était devenue toute pâle… Je sentais qu’elle avait sur les lèvres des mots grossiers, orduriers, furieux, prêts à sortir… Elle n’osa pas les lâcher… et elle bégaya:
– Taisez-vous!… vous êtes une fille sans pudeur, sans religion… Dieu vous punira… Partez, si vous le voulez… nous retenons votre malle…
Je me campai toute droite devant elle, dans une attitude de défi, et la regardant bien en face:
– Ah! je voudrais voir ça!… Essayez un peu de retenir ma malle… et vous allez voir rappliquer, tout de suite, le commissaire de police… Et si la religion, c’est de rapetasser les sales culottes de vos aumôniers, de voler le pain des pauvres filles, de spéculer sur les horreurs qui se passent toutes les nuits dans le dortoir…
La bonne sœur blémit. Elle essaya de couvrir ma voix de sa voix.
– Mademoiselle… mademoiselle…
– Avec ça que vous ne savez rien des cochonneries qui se passent toutes les nuits, dans le dortoir!… Osez donc me dire, en face, les yeux dans les yeux, que vous les ignorez?… Vous les encouragez, parce qu’elles vous rapportent… oui, parce qu’elles vous rapportent!…
Et trépidante, haletante, la gorge sèche, j’achevai mon réquisitoire.
– Si la religion, c’est tout cela… si c’est d’être une prison et un bordel?… eh bien, oui, j’en ai plein le dos de la religion… Ma malle, entendez-vous!… je veux ma malle… vous allez me donner ma malle tout de suite.
La sœur Boniface eut peur.
– Je ne veux pas discuter avec une fille perdue, dit-elle d’une voix digne… C’est bien… vous partirez…
– Avec ma malle?
– Avec votre malle…
– C’est bon… Ah! il en faut des manières, ici, pour avoir ses affaires… C’est pire qu’à la douane…
Je partis, en effet, le soir même… Cléclé, qui fut très gentille, et qui avait des économies, me prêta vingt francs… J’allai retenir une chambre chez un logeur de la rue de la Sourdière… Et je me payai un paradis à la Porte-Saint -Martin. On y jouait les Deux Orphelines … Comme c’est ça!… C’est presque mon histoire…
Je passai là une soirée délicieuse, à pleurer, pleurer, pleurer…
18 novembre.
Rose est morte. Décidément le malheur est sur la maison du capitaine. Pauvre capitaine!… Son furet mort… Bourbaki mort… et voilà le tour de Rose!… Malade depuis quelques jours, elle a été emportée avant-hier soir par une soudaine attaque de congestion pulmonaire… On l’a enterrée ce matin… Des fenêtres de la lingerie j’ai vu passer, dans le chemin, le cortège… Porté à bras par six hommes, le lourd cercueil était tout couvert de couronnes et de gerbes de fleurs blanches comme celui d’une jeune vierge. Une foule considérable, – le Mesnil-Roy tout entier – suivait, en longues files noires et bavardes, le capitaine Mauger qui, très raide, sanglé dans une redingote noire, toute militaire, conduisait le deuil. Et les cloches de l’église, au loin tintant, répondaient au bruit des tintenelles que le bedeau agitait… Madame m’avait avertie que je ne devais pas aller aux obsèques. Je n’en avais, d’ailleurs, nulle envie. Je n’aimais pas cette grosse femme si méchante; sa mort me laisse indifférente et très calme. Pourtant, Rose me manquera peut-être, et, peut-être, regretterai-je sa présence dans le chemin, quelquefois?… Mais quel potin cela doit faire chez l’épicière!…
J’étais curieuse de connaître les impressions du capitaine sur cette mort si brusque. Et, comme mes maîtres étaient en visite, je me suis promenée, l’après-midi, le long de la haie. Le jardin du capitaine est triste et désert… Une bêche plantée dans la terre indique le travail abandonné. «Le capitaine ne viendra pas dans le jardin, me disais-je. Il pleure, sans doute, affaissé dans sa chambre, parmi des souvenirs»… Et, tout à coup, je l’aperçois. Il n’a plus sa belle redingote de cérémonie, il a réendossé ses habits de travail, et, coiffé de son antique bonnet de police, il charrie du fumier sur les pelouses avec acharnement… Je l’entends même qui trompette à voix basse un air de marche. Il abandonne sa brouette et vient à moi, sa fourche sur l’épaule.
– Je suis content de vous voir, mademoiselle Célestine… me dit-il.
Je voudrais le consoler ou le plaindre… Je cherche des mots, des phrases… Mais allez donc trouver une parole émue devant un aussi drôle de visage… Je me contente de répéter:
– Un grand malheur, monsieur le capitaine… un grand malheur pour vous… Pauvre Rose!
– Oui… oui… fait-il mollement.
Sa physionomie est sans expression. Ses gestes sont vagues… Il ajoute, en piquant sa fourche dans une partie molle de la terre, près de la haie:
– D’autant que je ne puis pas rester, sans personne…
J’insiste sur les vertus domestiques de Rose:
– Vous ne la remplacerez pas facilement, capitaine.
Décidément, il n’est pas ému du tout. On dirait même à ses yeux subitement devenus plus vifs, à ses mouvements plus alertes, qu’il est débarrassé d’un grand poids.
– Bah! dit-il, après un petit silence… tout se remplace…
Cette philosophie résignée m’étonne et même me scandalise un peu. J’essaie, pour m’amuser, de lui faire comprendre tout ce qu’il a perdu en perdant Rose…
– Elle connaissait si bien vos habitudes, vos goûts… vos manies!… Elle vous était si dévouée!
– Eh bien! il n’aurait plus manqué que ça… grince-t-il.
Et faisant un geste, par quoi il semble écarter toute sorte d’objections:
– D’ailleurs, m’était-elle si dévouée?… Tenez, j’aime mieux vous le dire; j’en avais assez de Rose… Ma foi, oui!… Depuis que nous avions pris un petit garçon pour aider… elle ne fichait plus rien dans la maison… et tout y allait très mal… très mal… Je ne pouvais même plus manger un œuf à la coque cuit à mon goût… Et les scènes du matin au soir, à propos de rien!… Dès que je dépensais dix sous, c’étaient des cris… des reproches… Et lorsque je causais avec vous, comme aujourd’hui… eh bien, c’en étaient des histoires… car elle était jalouse, jalouse… Ah! non… Elle vous traitait, fallait entendre ça!… Ah! non, non… Enfin, je n’étais plus chez moi, foutre!
Il respire largement, bruyamment, et, comme un voyageur revenu d’un long voyage, il contemple avec une joie profonde et nouvelle le ciel, les pelouses nues du jardin, les entrelacs violacés que font les branches d’arbres sur la lumière, sa petite maison.
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