Dans un éclat de rire qu’elle étouffa sur ma poitrine, entre mes seins:
– Eh bien… ce chien… acheva-t-elle… il avait des passions comme un homme…
Non! cette Cléclé!… ce qu’elle était rigolote et gentille!…
On ne se doute pas de tous les embêtements dont sont poursuivis les domestiques, ni de l’exploitation acharnée, éternelle qui pèse sur eux. Tantôt les maîtres, tantôt les placiers, tantôt les institutions charitables, sans compter les camarades, car il y en a de rudement salauds. Et personne ne s’intéresse à personne. Chacun vit, s’engraisse, s’amuse de la misère d’un plus pauvre que soi. Les scènes changent; les décors se transforment; vous traversez des milieux sociaux différents et ennemis; et les passions restent les mêmes, les mêmes appétits demeurent. Dans l’appartement étriqué du bourgeois, ainsi que dans le fastueux hôtel du banquier, vous retrouvez des saletés pareilles, et vous vous heurtez à de l’inexorable. En fin de compte, pour une fille comme je suis, le résultat est qu’elle soit vaincue d’avance, où qu’elle aille et quoi qu’elle fasse. Les pauvres sont l’engrais humain où poussent les moissons de vie, les moissons de joie que récoltent les riches, et dont ils mésusent si cruellement, contre nous…
On prétend qu’il n’y a plus d’esclavage… Ah! voilà une bonne blague, par exemple… Et les domestiques, que sont-ils donc, eux, sinon des esclaves?… Esclaves de fait, avec tout ce que l’esclavage comporte de vileté morale, d’inévitable corruption, de révolte engendreuse de haines… Les domestiques apprennent le vice chez leurs maîtres… Entrés purs et naïfs – il y en a – dans le métier, ils sont vite pourris, au contact des habitudes dépravantes. Le vice, on ne voit que lui, on ne respire que lui, on ne touche que lui… Aussi, ils s’y façonnent de jour en jour, de minute en minute, n’ayant contre lui aucune défense, étant obligés au contraire de le servir, de le choyer, de le respecter. Et la révolte vient de ce qu’ils sont impuissants à le satisfaire et à briser toutes les entraves mises à son expansion naturelle. Ah! c’est extraordinaire… On exige de nous toutes les vertus, toutes les résignations, tous les sacrifices, tous les héroïsmes, et seulement les vices qui flattent la vanité des maîtres et ceux qui profitent à leur intérêt: tout cela pour du mépris et pour des gages variant entre trente-cinq et quatre-vingt-dix francs par mois… Non, c’est trop fort!… Ajoutez que nous vivons dans une lutte perpétuelle, dans une perpétuelle angoisse, entre le demi-luxe éphémère des places et la détresse des lendemains de chômage; que nous avons la conscience des suspicions blessantes qui nous accompagnent partout, qui, partout, devant nous, verrouillent les portes, cadenassent les tiroirs, ferment à triple tour les serrures, marquent les bouteilles, numérotent les petits fours et les pruneaux, et, sans cesse, glissent sur nos mains, dans nos poches, dans nos malles, la honte des regards policiers. Car il n’y a pas une porte, pas une armoire, pas un tiroir, pas une bouteille, pas un objet qui ne nous crie: «Voleuse!… voleuse!… voleuse!» Ajoutez encore la vexation continue de cette inégalité terrible, de cette disproportion effrayante dans la destinée, qui, malgré les familiarités, les sourires, les cadeaux, met entre nos maîtresses et nous un intraversable espace, un abîme, tout un monde de haines sourdes, d’envies rentrées, de vengeances futures… disproportion rendue à chaque minute plus sensible, plus humiliante, plus ravalante par les caprices et même par les bontés de ces êtres sans justice, sans amour, que sont les riches… Avez-vous réfléchi, un instant, à ce que nous pouvons ressentir de haines mortelles et légitimes, de désirs de meurtre, oui, de meurtre, lorsque pour exprimer quelque chose de bas, d’ignoble, nous entendons nos maîtres s’écrier devant nous, avec un dégoût qui nous rejette si violemment hors l’humanité: «Il a une âme de domestique… C’est un sentiment de domestique…»? Alors que voulez-vous que nous devenions dans ces enfers?… Est-ce qu’elles s’imaginent vraiment que je n’aimerais pas porter de belles robes, rouler dans de belles voitures, faire la fête avec des amoureux, avoir, moi aussi, des domestiques?… Elles nous parlent de dévouement, de probité, de fidélité… Non, mais vous vous en feriez mourir, mes petites vaches!…
Une fois – c’était rue Cambon… en ai-je fait, mon Dieu! de ces places – les maîtres mariaient leur fille. Il y eut une grande soirée, où l’on exposa les cadeaux, des cadeaux à remplir une voiture de déménagement. Je demandai à Baptiste, le valet de chambre, en manière de rigolade…
– Eh bien, Baptiste… et vous?… Votre cadeau?
– Mon cadeau? fit Baptiste en haussant les épaules.
– Allons… dites-le!
– Un bidon de pétrole allumé sous leur lit… Le v’là, mon cadeau…
C’était chouettement répondre. Du reste, ce Baptiste était un homme épatant dans la politique.
– Et le vôtre, Célestine?… me demanda-t-il à son tour.
– Moi?
Je crispai mes deux mains en forme de serres, et faisant le geste de griffer, férocement, un visage.
– Mes ongles… dans ses yeux! répondis-je.
Le maître d’hôtel à qui on ne demandait rien et qui, de ses doigts méticuleux, arrangeait des fleurs et des fruits dans une coupe de cristal, dit sur un ton tranquille:
– Moi, je me contenterais de leur asperger la gueule, à l’église, avec un flacon de bon vitriol…
Et il piqua une rose entre deux poires.
Ah oui! les aimer!… Ce qui est extraordinaire, c’est que ces vengeances-là n’arrivent pas plus souvent. Quand je pense qu’une cuisinière, par exemple, tient, chaque jour, dans ses mains, la vie de ses maîtres… une pincée d’arsenic à la place de sel… un petit filet de strychnine au lieu de vinaigre… et ça y est!… Eh bien, non… Faut-il que nous ayons, tout de même, la servitude dans le sang!…
Je n’ai pas d’instruction et j’écris ce que je pense et ce que j’ai vu… Eh bien, je dis que tout cela n’est pas beau… Je dis que, du moment où quelqu’un installe, sous son toit, fût-ce le dernier des pauvres diables, fût-ce la dernière des filles, je dis qu’il leur doit de la protection, qu’il leur doit du bonheur… Je dis aussi que si le maître ne nous le donne pas, nous avons le droit de le prendre, à même son coffre, à même son sang…
Et puis, en voilà assez… J’ai tort de songer à ces choses qui me font mal à la tête et me retournent l’estomac… Je reviens à mes petites histoires.
J’eus beaucoup de peine à quitter les sœurs de Notre-Dame-des-Trente-six-Douleurs… Malgré l’amour de Cléclé, et ce qu’il me donnait de sensations nouvelles et gentilles, je me faisais vieille dans la boîte, et j’avais des fringales de liberté. Lorsqu’elles eurent compris que j’étais bien décidée à partir, alors les braves sœurs m’offrirent des places et des places… Il n’y en avait que pour moi… Mais, plus souvent – je ne suis pas toujours une bête, et j’ai l’œil aux canailleries… Toutes ces places, je les refusai; à toutes, je trouvai quelque chose qui ne me convenait pas… Il fallait voir leurs têtes, aux saintes femmes… C’était risible… Elles avaient compté qu’en me plaçant chez de vieilles bigotes, elles pourraient se rembourser, usurairement, sur mes gages, des frais de la pension… Et je jouissais de leur poser un lapin, à mon tour.
Un jour, j’avertis la sœur Boniface que j’avais l’intention de partir, le soir même. Elle eut le toupet de me répondre, en levant les bras au ciel:
– Mais, ma chère enfant, c’est impossible…
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