Je le regardai tristement, implorant:
– Alors, vous ne dînez pas ici, ce soir, monsieur Xavier?
– Non… je dîne en ville… Dépêche-toi…
En nouant ses cordons, je gémis:
– Alors, vous allez encore faire la noce avec de sales femmes?… Et vous ne rentrerez pas de la nuit?… Et moi, toute la nuit, je vais pleurer… Ça n’est pas gentil, monsieur Xavier…
Sa voix devint dure et tout à fait méchante.
– Si c’est pour me dire ça, que tu m’as prêté tes quatre-vingt-dix francs… tu peux les reprendre… Reprends-les…
– Non… non… soupirai-je… Vous savez bien que ce n’est pas pour ça…
– Eh bien… fiche-moi la paix!…
Il eut vite fini d’être habillé… et il partit sans m’embrasser, sans me dire un mot…
Le lendemain, il ne fut pas question de me rendre l’argent, et je ne voulus pas le réclamer. Ça me faisait plaisir qu’il eût quelque chose de moi… Et je comprends qu’il y ait des femmes qui se tuent de travail, des femmes qui se vendent aux passants, la nuit, sur les trottoirs, des femmes qui volent, des femmes qui tuent… afin de rapporter un peu d’argent et de procurer des gâteries au petit homme qu’elles aiment. Voilà qui m’est passé par exemple… Est-ce que, vraiment, cela m’est passé autant que je l’affirme? Hélas, je n’en sais rien… Il y a des moments où devant un homme, je me sens si molle… si molle… sans volonté, sans courage, et si vache… ah! oui… si vache!…
Madame ne tarda pas à changer d’allures vis-à-vis de moi. De gentille qu’elle avait été jusqu’ici, elle devint dure, exigeante, tracassière… Je n’étais qu’une sotte… je ne faisais jamais rien de bien… j’étais maladroite, malpropre, mal élevée, oublieuse, voleuse… Et sa voix si douce, au début, si camarade, prenait maintenant un mordant de vinaigre. Elle me donnait des ordres sur un ton cassant… rabaissant… Finies les séances de chiffonnage, de cold-cream, de poudre de riz, et les confidences secrètes, et les recommandations intimes, gênantes au point que les premiers jours je m’étais demandé, et que je me demande encore, si Madame n’était point pour femme?… Finie cette camaraderie louche que je sentais bien, au fond, n’être point de la bonté, et par où s’en était allé mon respect pour cette maîtresse qui me haussait jusqu’à son vice… Je la rabrouai d’importance, forte de toutes les infamies apparentes ou voilées de cette maison. Nous en arrivâmes à nous quereller, ainsi que des harangères, nous jetant nos huit jours à la tête comme de vieux torchons sales…
– Pour quoi prenez-vous donc ma maison? criait-elle… Êtes-vous donc chez une fille, ici?…
Non, mais ce toupet!… Je répondais:
– Ah! elle est propre, votre maison… vous pouvez vous en vanter… Et vous?… parlons-en… ah! parlons-en!… vous êtes propre aussi… Et Monsieur donc?… Oh! là là!… Avec ça qu’on ne vous connaît pas dans le quartier… et dans Paris… Mais ça n’est qu’un cri, partout… Votre maison?… Un bordel… Et, encore, il y a des bordels qui sont moins sales que votre maison…
C’est ainsi que ces querelles allaient jusqu’aux pires insultes, jusqu’aux plus ignobles menaces; elles descendaient jusqu’au vocabulaire des filles publiques et des maisons centrales… Et puis, tout à coup cela s’apaisait… Il suffisait que M. Xavier fût repris pour moi d’un goût passager, hélas!… Alors recommençaient les familiarités louches, les complicités honteuses, les cadeaux de chiffons, les promesses de gages doublés, les lavages à la crème Simon – c’est plus convenable – les initiations aux mystères des parfumeries raffinées… Madame réglait thermométriquement sa conduite envers moi sur celle de M. Xavier… Les bontés de l’une suivaient immédiatement les caresses de l’autre; l’abandon du fils s’accompagnait des insolences de la mère… J’étais la victime, sans cesse ballottée, des fluctuations énervantes par où passait l’intermittent amour de ce gamin capricieux et sans cœur… C’est à croire que Madame dût nous espionner, écouter à la porte, se rendre compte par elle-même des phases différentes que nos relations traversaient… Mais non… Elle avait l’instinct du vice, voilà tout… Elle le flairait à travers les murs, à travers les âmes, ainsi qu’une chienne hume dans le vent l’odeur lointaine du gibier.
Quant à Monsieur, il continuait de sautiller parmi tous ces événements, parmi tous les drames cachés de cette maison, alerte, affairé, cynique et comique. Le matin, il disparaissait, avec sa figure de petit faune rose et rasé, ses dossiers, ses serviettes bourrées de brochures pieuses et d’obscènes journaux. Le soir, il réapparaissait, cravaté de respectabilité, bardé de socialisme chrétien, la démarche un peu plus lente, le geste un peu plus onctueux, le dos légèrement voûté, sans doute sous le poids des bonnes œuvres accomplies dans la journée… Régulièrement, le vendredi, c’était toujours, presque sans variantes, la même scène burlesque.
– Qu’est-ce qu’il y a là-dedans? faisait-il, en me montrant sa serviette.
– Des cochonneries… répondais-je, en riant.
– Mais non… des gaudrioles…
Et il me les distribuait, attendant pour se déclarer, que je fusse à point, et se contentant de me sourire d’un air complice, de me caresser le menton, de me dire, en passant sa langue sur ses lèvres:
– Hé!… hé!… Elle est très drôlette, cette petite…
Sans décourager Monsieur, je m’amusais de son manège et je me promettais bien de saisir l’occasion éclatante et prochaine de le remettre vivement à sa place.
Un après-midi, je fus très surprise de le voir entrer dans la lingerie où j’étais seule à rêvasser tristement sur mon ouvrage. Le matin, j’avais eu avec M. Xavier une scène pénible et l’impression n’en était pas encore effacée… Monsieur referma la porte doucement, déposa sa serviette sur la grande table, près d’une pile de draps, et, venant à moi, il me prit les mains, les tapota. Sous la paupière battante, son œil virait, comme celui d’une vieille poule, accouflée dans le soleil. Il était à mourir de rire.
– Célestine… dit-il… moi, j’aime mieux vous appeler Célestine… cela ne vous froisse pas?
J’avais beaucoup de peine à ne pas éclater…
– Mais non, Monsieur… répondis-je, en me tenant sur la défensive.
– Eh bien, Célestine… je vous trouve charmante… voilà!
– Vrai, Monsieur?
– Adorable, même… adorable… adorable!
– Oh! Monsieur…
Ses doigts avaient quitté ma main… ils remontaient le long de mon corsage, chargés de désirs, et de là, ils me caressaient le cou, le menton, la nuque, de petits attouchements gras, mous et pianoteurs.
– Adorable… adorable!… soufflait-il.
Il voulut m’embrasser. Je me reculai un peu, pour éviter ce baiser:
– Restez, Célestine… je vous en prie… Je t’en prie!… Cela ne t’ennuie pas que je te tutoie?
– Non, Monsieur… cela m’étonne.
– Cela t’étonne… petite coquine… cela t’étonne?… Ah! tu ne me connais pas!…
Il n’avait plus la voix sèche. Une bave menue moussait à ses lèvres.
– Écoute-moi, Célestine. La semaine prochaine je vais à Lourdes… oui, j’emmène à Lourdes un pèlerinage… Veux-tu venir à Lourdes?… J’ai un moyen de t’emmener à Lourdes… Veux-tu venir?… On ne s’apercevra de rien… Tu resteras à l’hôtel… tu te promèneras, tu feras ce que tu voudras… Moi, le soir, j’irai te retrouver dans ta chambre… dans ta chambre… dans ton lit, petite coquine! Ah! ah! tu ne me connais pas… tu ne sais pas tout ce que je suis capable de faire. Avec l’expérience d’un vieillard, j’ai les ardeurs d’un jeune homme… Tu verras… tu verras… Oh! tes grands yeux polissons!…
Читать дальше