Il est vrai que tout me paraissait bizarre dans cette bizarre maison.
Le soir, à l’office, j’appris bien des choses.
– Une boîte extraordinaire… me dit-on. Ça étonne d’abord, et puis on s’y fait. Des fois, il n’y a pas un sou, dans toute la maison. Alors Madame va, vient, court, repart et rentre, nerveuse, exténuée, des gros mots plein la bouche. Monsieur, lui, ne quitte pas le téléphone… Il crie, menace, supplie, fait le diable dans l’appareil… Et les huissiers!… Souvent, il est arrivé que le maître d’hôtel fût obligé de donner de sa poche des acomptes à des fournisseurs furieux, qui ne voulaient plus rien livrer. Un jour de réception, on leur coupa l’électricité et le gaz… Et puis, tout d’un coup, c’est la pluie d’or… La maison regorge de richesses. D’où viennent-elles? Ça, par exemple, on ne le sait pas trop… Quant aux domestiques, ils attendent, des mois et des mois, leurs gages… Mais ils finissent toujours par être payés… seulement, au prix de quelles scènes, de quels engueulements, de quelles chamailleries!… C’est à ne pas croire…
Ah! vrai!… J’étais bien tombée… Et telle était ma chance, pour une fois que j’avais de forts gages…
– M. Xavier n’est pas encore rentré cette nuit, dit le valet de chambre.
– Oh! fit la cuisinière, en me regardant avec insistance, il rentrera peut-être, maintenant…
Et le valet de chambre raconta que, le matin même, un créancier de M. Xavier était venu encore faire du potin… Cela devait être bien malpropre, car Monsieur avait filé doux, et il avait dû payer une forte somme, au moins quatre mille francs…
– Monsieur était joliment furieux, ajouta-t-il. Je l’ai entendu qui disait à Madame: «Ça ne peut pas durer… Il nous déshonorera… il nous déshonorera!…»
La cuisinière, qui semblait avoir beaucoup de philosophie, haussa les épaules.
– Les déshonorer? dit-elle en ricanant. Ils s’en fichent un peu… C’est de payer qui les embête…
Cette conversation me mit mal à l’aise. Je compris, vaguement, qu’il pouvait y avoir un rapport entre les chiffons de Madame, les paroles de Madame, et M. Xavier… Mais, lequel, exactement?
– C’est de payer qui les embête…
Je dormis très mal, cette nuit-là, poursuivie par d’étranges rêves, impatiente de voir M. Xavier…
Le valet de chambre n’avait pas menti. Une drôle de boîte, en vérité.
Monsieur était dans les pèlerinages… je ne sais pas quoi, au juste… quelque chose comme président ou directeur… Il racolait des pèlerins où il pouvait, parmi les juifs, les protestants, les vagabonds, même parmi les catholiques, et, une fois l’an, il conduisait ces gens-là à Rome, à Lourdes, à Paray-le-Monial, non sans tapage et sans profit, bien entendu. Le pape n’y voyait que du feu, et la religion triomphait. Monsieur s’occupait aussi d’œuvres charitables et politiques: Ligue contre l’enseignement laïque… Ligue contre les publications obscènes… Société des bibliothèques amusantes et chrétiennes… Association des biberons congréganistes pour l’allaitement des enfants d’ouvriers… Est-ce que je sais?… Il présidait des orphelinats, des alumnats, des ouvroirs, des cercles, des bureaux de placement… Il présidait de tout… Ah! il en avait des métiers. C’était un petit bonhomme rondelet, très vif, très soigné, très rasé, dont les manières, à la fois doucereuses et cyniques, étaient celles d’un prêtre malin et rigolo. On parlait de lui et de ses œuvres, dans les journaux, quelquefois… Naturellement, les uns exaltaient ses vertus humanitaires et sa haute sainteté d’apôtre, les autres le traitaient de vieille fripouille et de sale canaille. À l’office, nous nous amusions beaucoup de ces querelles, quoique ce soit assez chic et flatteur de servir chez des maîtres dont on parle dans les journaux.
Toutes les semaines, Monsieur donnait un grand dîner suivi d’une grande réception, où venaient des célébrités de toute sorte, des académiciens, des sénateurs réactionnaires, des députés catholiques, des curés protestataires, des moines intrigants, des archevêques… Il y en avait un, surtout, qu’on soignait d’une façon spéciale, un très vieil assomptionniste, le père je ne sais qui, bonhomme papelard et venimeux qui disait toujours des méchancetés, avec des airs contrits et dévots. Et, partout, dans chaque pièce, il y avait des portraits du pape… Ah! il a dû en voir de raides, dans cette maison, le Saint-Père.
Moi, il ne me revenait pas, Monsieur. Il faisait trop de choses, il aimait trop de gens. Encore ignorait-on la moitié des choses qu’il faisait et des gens qu’il aimait. Sûrement, c’était un vieux farceur.
Le lendemain de mon arrivée, comme je l’aidais dans l’antichambre à endosser son pardessus:
– Est-ce que vous êtes de ma Société, me demanda-t-il, la Société des Servantes de Jésus?…
– Non, Monsieur…
– Il faut en être… c’est indispensable… Je vais vous inscrire…
– Merci, Monsieur… Puis-je demander à Monsieur ce que c’est que cette Société?
– Une Société admirable, qui recueille et éduque chrétiennement les filles-mères…
– Mais, Monsieur, je ne suis pas une fille-mère…
– Ça ne fait rien… Il y a aussi les femmes qui sortent de prison… il y a les prostituées repenties… il y a un peu de tout… Je vais vous inscrire…
Il retira de sa poche des journaux soigneusement pliés et me les tendit.
– Cachez ça… lisez ça… quand vous serez seule… C’est très curieux…
Et il me prit le menton, disant avec un léger claquement de langue:
– Hé mais!… elle est drôlette, cette petite, elle est ma foi, très drôlette…
Quand Monsieur fut parti, je regardai les journaux qu’il m’avait laissés. C’était le Fin de siècle … le Rigolo … les Petites femmes de Paris . Des saletés, quoi!
Ah! les bourgeois! Quelle comédie éternelle! J’en ai vu et des plus différents. Ils sont tous pareils… Ainsi, j’ai servi chez un député républicain. Celui-là passait son temps à déblatérer contre les prêtres… Un crâneur, fallait voir!… Il ne voulait pas entendre parler de la religion, du pape, des bonnes sœurs… Si on l’avait écouté, on eût renversé toutes les églises, fait sauter tous les couvents… Eh bien, le dimanche, il allait à la messe, en cachette, dans des paroisses éloignées… Au moindre bobo, il faisait appeler les curés, et tous ses enfants étaient élevés chez les jésuites. Jamais, il ne consentit à revoir son frère qui avait refusé de se marier à l’église. Tous hypocrites, tous lâches, tous dégoûtants, chacun dans leur genre…
Madame de Tarves avait des œuvres, elle aussi; elle aussi présidait des comités religieux, des sociétés de bienfaisance, organisait des ventes de charité. C’est-à-dire qu’elle n’était jamais chez elle; et la maison allait comme elle pouvait… Très souvent, Madame rentrait en retard, venant le diable sait d’où, par exemple, ses dessous défaits, le corps tout imprégné d’une odeur qui n’était pas la sienne. Ah! je les connaissais, ces rentrées-là; elles m’avaient tout de suite appris le genre d’œuvres auxquelles se livrait Madame, et qu’il se passait de drôles de mic-macs dans ses comités… Mais elle était gentille avec moi. Jamais un mot brusque, jamais un reproche. Au contraire… Elle se montrait familière, presque camarade, au point que, parfois, oubliant, elle sa dignité, moi mon respect, nous disions ensemble des bêtises et de raides… Elle me donnait des conseils pour l’arrangement de mes petites affaires, encourageait mes goûts de coquetterie, m’inondait de glycérine, de peau d’Espagne, m’enduisait les bras de cold-cream, me saupoudrait de poudre de riz. Et, durant ces opérations, elle répétait:
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