Arrivée chez elle, M lleRobineau s’enferma dans sa chambre. Sur une table, parée d’une nappe blanche, elle disposa un coussin de velours rouge avec des glands d’or; sur le coussin, délicatement, elle coucha la précieuse relique. Ensuite elle couvrit le tout d’un globe de verre aussitôt flanqué de deux vases pleins de fleurs artificielles. Et s’agenouillant devant cet autel improvisé, elle invoqua, avec ardeur, le saint inconnu et admirable à qui avait appartenu, en des temps probablement très anciens, cet objet profane et purifié… Mais, bientôt, elle ne tarda pas à se sentir troublée… Des préoccupations d’une précision trop humaine se mêlèrent à la ferveur de ses prières, à la joie pure de ses extases… Même des doutes terribles et lancinants s’insinuèrent en son âme.
– Est-ce bien, là, une sainte relique?… se dit-elle.
Et tandis qu’elle multipliait sur ses lèvres les Pater et les Ave , elle ne pouvait s’empêcher de penser à d’obscures impuretés et d’écouter une voix plus forte que ses prières, une voix qui venait d’elle, inconnue d’elle, et qui disait:
– Tout de même, ça devait être un bien bel homme!…
Pauvre demoiselle Robineau! On lui apprit ce que représentait ce bout de pierre. Elle faillit en mourir de honte… Et elle ne cessait de répéter:
– Et moi qui l’ai embrassée tant de fois!…
Aujourd’hui, 10 novembre, nous avons passé toute la journée à nettoyer l’argenterie. C’est tout un événement… une époque traditionnelle comme celle des confitures. Les Lanlaire possèdent une magnifique argenterie, des pièces anciennes, rares et de toute beauté. Elle vient du père de Madame qui la prit, les uns disent en dépôt, les autres en garantie d’une somme prêtée à un noble du voisinage. Il n’achetait pas que des jeunes gens pour la conscription, cet olibrius-là!… Tout lui était bon et il n’était pas à une escroquerie près. S’il faut en croire l’épicière, l’histoire de cette argenterie serait des plus louches, ou des plus claires, comme on voudra. Le père de Madame serait rentré dans ses fonds et, grâce à une circonstance que j’ignore, il aurait gardé l’argenterie par-dessus le marché… Un tour de filou épatant!…
Naturellement, les Lanlaire ne s’en servent jamais. Elle reste enfermée, au fond d’un placard de l’office, dans trois grandes caisses doublées de velours rouge et scellées au mur par de solides crampons de fer. Chaque année, le 10 novembre, on la sort des caisses et on la nettoie, sous la surveillance de Madame. Et on ne la revoit plus jusqu’à l’année suivante… Oh! les yeux de Madame devant son argenterie… devant le viol de son argenterie par nos mains!… Jamais je n’ai vu dans des yeux de femme une telle cupidité agressive…
Est-ce curieux, ces gens qui cachent tout, qui enfouissent leur argent, leurs bijoux, toutes leurs richesses, tout leur bonheur, et qui, pouvant vivre dans le luxe et dans la joie, s’acharnent à vivre presque dans la gêne et dans l’ennui?
Le travail fini, l’argenterie verrouillée pour un an dans ses caisses, et Madame enfin partie avec la certitude qu’il ne nous en est rien resté aux doigts, Joseph m’a dit d’un drôle d’air:
– C’est une très belle argenterie, vous savez, Célestine… Il y a surtout «l’huilier de Louis XVI». Ah! sacristi… Et ce que c’est lourd!… Tout cela vaut peut-être vingt-cinq mille francs, Célestine… peut-être plus… On ne sait pas ce que ça vaut…
Et, me regardant fixement, pesamment, jusqu’au fond de l’âme:
– Viendrez-vous avec moi, dans le petit café?
Quel rapport peut-il bien y avoir entre l’argenterie de Madame et le petit café de Cherbourg?… En vérité, je ne sais pas pourquoi… les moindres paroles de Joseph me font trembler…
12 novembre.
J’ai dit que je parlerais de M. Xavier. Le souvenir de ce gamin me poursuit, me trotte par la tête, souvent. Parmi tant de figures, la sienne est une de celles qui me reviennent le plus à l’esprit. J’en ai parfois des regrets et parfois des colères. Il était tout de même joliment drôle et joliment vicieux, M. Xavier, avec sa figure chiffonnée, effrontée et toute blonde… Ah! la petite canaille! Vrai! on peut dire de lui qu’il était de son époque…
Un jour, je fus engagée chez M mede Tarves, rue de Varennes. Une chouette maison, un train élégant… et de beaux gages… Cent francs par mois, blanchie, et le vin, et tout… Le matin que j’arrivai, bien contente, dans ma place, Madame me fit entrer dans son cabinet de toilette… Un cabinet de toilette épatant, tendu de soie crème, et Madame une grande femme, extrêmement maquillée, trop blanche de peau, trop rouge de lèvres, trop blonde de cheveux, mais jolie encore, froufroutante… et une prestance, et un chic!… Pour ça, il n’y avait rien à dire…
Je possédais déjà un œil très sûr. Rien que de traverser rapidement un intérieur parisien, je savais en juger les habitudes, les mœurs, et, bien que les meubles mentent autant que les visages, il était rare que je me trompasse… Malgré l’apparence somptueuse et décente de celui-là, je sentis, tout de suite, la désorganisation d’existence, les liens rompus, l’intrigue, la hâte, la fièvre de vivre, la saleté intime et cachée… pas assez cachée, toutefois, pour que je n’en découvrisse point l’odeur… toujours la même!… Il y a aussi, dans les premiers regards échangés entre les domestiques nouveaux et les anciens, une espèce de signe maçonnique – spontané et involontaire le plus souvent – qui vous met aussitôt au courant de l’esprit général d’une maison. Comme dans toutes les autres professions, les domestiques sont très jaloux les uns des autres, et ils se défendent férocement contre les intrusions nouvelles… Moi aussi, qui suis pourtant si facile à vivre, j’ai subi ces jalousies et ces haines, surtout de la part des femmes que ma gentillesse enrageait… Mais pour la raison contraire, les hommes – il faut que je leur rende cette justice – m’ont toujours bien accueillie…
Dans le regard du valet de chambre qui m’avait ouvert la porte chez M mede Tarves, j’avais lu nettement ceci: «C’est une drôle de boîte… des hauts et des bas… on n’y a guère de sécurité… mais on y rigole tout de même… Tu peux entrer, ma petite.» En pénétrant dans le cabinet de toilette, j’étais donc préparée – dans la mesure de ces impressions vagues et sommaires – à quelque chose de particulier… Mais, je dois en convenir, rien ne m’indiquait ce qui m’attendait réellement, là-dedans.
Madame écrivait des lettres, assise devant un bijou de petit bureau… Une grande peau d’astrakan blanc servait de tapis à la pièce. Sur les murs de soie crème, je fus frappée de voir des gravures du XVIIIe siècle, plus que libertines, presque obscènes, non loin d’émaux très anciens figurant des scènes religieuses… Dans une vitrine, une quantité de bijoux anciens, d’ivoires, de tabatières à miniatures, de petits saxes galants, d’une fragilité délicieuse. Sur une table, des objets de toilette, très riches, or et argent… Un petit chien, havane clair, boule de poils soyeux et luisants, dormait sur la chaise longue, entre deux coussins de soie mauve.
Madame me dit:
– Célestine, n’est-ce pas?… Ah! je n’aime pas du tout ce nom… Je vous appellerai Mary, en anglais… Mary, vous vous souviendrez?… Mary… oui… C’est plus convenable…
C’est dans l’ordre… Nous autres, nous n’avons même pas le droit d’avoir un nom à nous… parce qu’il y a, dans toutes les maisons, des filles, des cousines, des chiennes, des perruches qui portent le même nom que nous.
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