– Bien, Madame… répondis-je.
– Savez-vous l’anglais, Mary?
– Non, Madame… Je l’ai déjà dit à Madame.
– Ah! c’est vrai… Je le regrette… Tournez-vous un peu, Mary, que je vous voie…
Elle m’examina dans tous les sens, de face, de dos, de profil, murmurant de temps en temps:
– Allons… elle n’est pas mal… elle est assez bien…
Et brusquement:
– Dites-moi, Mary… êtes-vous bien faite… très bien faite?
Cette question me surprit et me troubla. Je ne saisissais pas le lien qu’il y avait entre mon service dans la maison et la forme de mon corps. Mais, sans attendre ma réponse, Madame dit, se parlant à elle-même et promenant de la tête aux pieds, sur toute ma personne, son face-à-main.
– Oui, elle a l’air assez bien faite…
Ensuite, s’adressant directement à moi, avec un sourire satisfait:
– Voyez-vous, Mary, m’expliqua-t-elle, je n’aime avoir auprès de moi que des femmes bien faites… C’est plus convenable…
Je n’étais pas au bout de mes étonnements. Continuant de m’examiner minutieusement, elle s’écria tout à coup:
– Ah! vos cheveux!… Je désire que vous vous coiffiez autrement… Vous n’êtes pas coiffée avec élégance… Vous avez de beaux cheveux… il faut les faire valoir… C’est très important, la chevelure… Tenez, comme ça… dans ce goût-là…
Elle m’ébouriffa un peu les cheveux sur le front, répétant:
– Dans ce goût-là… Elle est charmante… Regardez, Mary… vous êtes charmante… C’est plus convenable…
Et, pendant qu’elle me tapotait les cheveux, je me demandais si Madame n’était point un peu loufoque, ou si elle n’avait point des passions contre nature… Vrai! Il ne m’eût plus manqué que cela.
Quand elle eut fini, contente de mes cheveux, elle m’interrogea:
– Est-ce là votre plus belle robe?…
– Oui, Madame…
– Elle n’est pas bien, votre plus belle robe… Je vous en donnerai des miennes que vous arrangerez… Et vos dessous?
Elle souleva ma jupe et la retroussa légèrement:
– Oui, je vois… fit-elle… Ce n’est pas ça du tout… Et votre linge… est-il convenable?
Agacée par cette inspection violatrice, je répondis d’une voix sèche:
– Je ne sais pas ce que Madame veut dire par convenable…
– Montrez-moi votre linge… allez me chercher votre linge… Et marchez un peu… encore… revenez… retournez… Elle marche bien… elle a du chic…
Dès qu’elle vit mon linge, elle fit une grimace:
– Oh! cette toile… ces bas… ces chemises… quelle horreur!… Et ce corset!… Je ne veux pas voir ça chez moi… Je ne veux pas que vous portiez ça chez moi… Tenez, Mary… aidez-moi…
Elle ouvrit une armoire de laque rose, tira un grand tiroir qui était plein de chiffons odorants, et dont elle vida le contenu, pêle-mêle, sur le tapis.
– Prenez ça, Mary… prenez tout ça… Vous verrez, il y a des points à refaire, des arrangements, de petits raccommodages… Vous les ferez… Prenez tout ça… il y a un peu de tout… il y a de quoi vous monter une jolie garde-robe, un trousseau convenable… Prenez tout ça…
Il y avait de tout, en effet… des corsets de soie, des bas de soie, des chemises de soie et de fine batiste, des amours de pantalons, de délicieuses gorgerettes… des jupons fanfreluchés… Une odeur forte, une odeur de peau d’Espagne, de frangipane, de femme soignée, une odeur d’amour enfin se levait de ces chiffons amoncelés dont les couleurs tendres, effacées ou violentes chatoyaient sur le tapis comme une corbeille de fleurs dans un jardin. Je n’en revenais pas… je demeurais toute bête, contente et gênée à la fois, devant ces tas d’étoffes roses, mauves, jaunes, rouges où restaient encore des bouts de ruban aux tons plus vifs, des morceaux de dentelles délicates… Et Madame remuait ces défroques toujours jolies, ces dessous à peine passés, me les montrait, me les choisissait, en me faisant des recommandations, en m’indiquant ses préférences.
– J’aime que les femmes qui me servent soient coquettes, élégantes… qu’elles sentent bon. Vous êtes brune… voici un jupon rouge qui vous ira à merveille… D’ailleurs, tout vous ira très bien. Prenez tout…
J’étais dans un état de stupéfaction profonde… Je ne savais que faire… je ne savais que dire. Machinalement, je répétais:
– Merci, Madame… Que Madame est bonne!… Merci, Madame…
Mais Madame ne laissait pas à mes réflexions le temps de se préciser… Elle parlait, parlait, tour à tour familière, impudique, maternelle, maquerelle, et si étrange!
– C’est comme la propreté, Mary… les soins du corps… les toilettes secrètes. Oh! j’y tiens, par-dessus tout… Sur ce chapitre, je suis exigeante… exigeante… jusqu’à la manie.
Elle entra dans des détails intimes, insistant toujours sur ce mot «convenable», qui revenait sans cesse sur ses lèvres à propos de choses qui ne l’étaient guère… du moins, il me le semblait. Comme nous terminions le tri des chiffons, elle me dit:
– Une femme… n’importe quelle femme, doit être toujours bien tenue… Du reste, Mary, vous ferez comme je fais: c’est un point capital… Vous prendrez un bain, demain… je vous indiquerai…
Ensuite, Madame me montra sa chambre, ses armoires, ses penderies, la place de chaque chose, me mit au courant du service, avec des réflexions qui me paraissaient drôles et pas naturelles…
– Maintenant, dit-elle… Allons chez M. Xavier… vous ferez aussi le service de M. Xavier… C’est mon fils, Mary…
– Bien Madame…
La chambre de M. Xavier était située à l’autre bout du vaste appartement; une coquette chambre, tendue de drap bleu relevé de passementeries jaunes. Aux murs, des gravures anglaises en couleur, représentant des sujets de chasse, de courses, des attelages, des châteaux. Un porte-cannes tenait le milieu d’un panneau, véritable panoplie de cannes avec un cor de chasse au milieu, flanqué de deux trompettes de mail entrecroisées… Sur la cheminée, entre beaucoup de bibelots, de boîtes de cigares, de pipes, une photographie de joli garçon, tout jeune, sans barbe encore, physionomie insolente de gommeux précoce, grâce douteuse de fille, et qui me plut.
– C’est M. Xavier… présenta Madame.
Je ne pus m’empêcher de m’écrier avec trop de chaleur, sans doute:
– Oh! qu’il est beau garçon!
– Eh bien, eh bien, Mary! fit Madame.
Je vis que mon exclamation ne l’avait pas fâchée… car elle avait souri.
– M. Xavier est comme tous les jeunes gens… me dit-elle. Il n’a pas beaucoup d’ordre… Il faudra que vous en ayez pour lui… et que sa chambre soit parfaitement tenue… Vous entrerez chez lui, tous les matins, à neuf heures… Vous lui porterez son thé… à neuf heures, vous entendez, Mary?… Quelquefois M. Xavier rentre tard… Il vous recevra peut-être mal… mais, cela ne fait rien… Un jeune homme doit être réveillé à neuf heures.
Elle me montra où l’on mettait le linge de M. Xavier, ses cravates, ses chaussures, accompagnant chaque détail d’un:
– Mon fils est un peu vif… mais c’est un charmant enfant…
Ou bien:
– Savez-vous plier les pantalons?… Oh! M. Xavier tient à ses pantalons, par dessus tout.
Quant aux chapeaux, il fut convenu que je n’avais pas à m’en occuper et que c’était le valet de chambre à qui appartenait la gloire de leur donner le coup de fer quotidien.
Je trouvai extrêmement bizarre que, dans une maison où il y avait un valet de chambre, ce fût moi que Madame chargeât du service de M. Xavier.
– C’est rigolo… mais ce n’est peut-être pas très convenable… me dis-je, parodiant le mot que répétait constamment ma maîtresse, à propos de n’importe quoi.
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