Elle continue:
– Moi, je m’appelle Rose… mam’zelle Rose… Je suis chez M. Mauger… à côté de chez vous… un ancien capitaine… Vous l’avez peut-être déjà vu?
– Non, Mademoiselle…
– Vous auriez pu le voir, par-dessus la haie qui sépare les deux propriétés… Il est toujours dans le jardin, en train de jardiner. C’est encore un bel homme, vous savez!…
Nous marchons plus lentement, car mam’zelle Rose manque d’étouffer. Elle siffle de la gorge comme une bête fourbue… À chaque respiration, sa poitrine s’enfle et retombe, pour s’enfler encore… Elle dit, en hachant ses mots:
– J’ai ma crise… Oh, ce que le monde souffre aujourd’hui… c’est incroyable!
Puis, entre des sifflements et des hoquets, elle m’encourage:
– Il faudra venir me voir, ma petite… Si vous avez besoin de quelque chose… d’un bon conseil, de n’importe quoi… ne vous gênez pas… J’aime les jeunesses, moi… On prendra un petit verre de noyau, en causant… Beaucoup de ces demoiselles viennent chez nous…
Elle s’arrête un instant, reprend haleine, et d’une voix plus basse, sur un ton confidentiel:
– Et tenez, mademoiselle Célestine… si vous voulez vous faire adresser votre correspondance chez nous?… Ce serait plus prudent… Un bon conseil que je vous donne… M meLanlaire lit les lettres… toutes les lettres… Même qu’une fois, elle a bien failli être condamnée par le juge de paix… Je vous le répète… Ne vous gênez pas.
Je la remercie et nous continuons de marcher… Bien que son corps tangue et roule, comme un vieux bateau sur une forte mer, M lleRose semble, maintenant, respirer avec plus de facilité… Et nous allons, potinant:
– Ah! vous en trouverez du changement ici, bien sûr… D’abord, ma petite, au Prieuré, on ne garde pas une seule femme de chambre… c’est réglé… Quand ce n’est pas Madame qui les renvoie, c’est Monsieur qui les engrosse… Un homme terrible, M. Lanlaire… Les jolies, les laides, les jeunes, les vieilles… et, à chaque coup, un enfant!… Ah! on la connaît, la maison, allez… Et tout le monde vous dira ce que je vous dis… On est mal nourri… on n’a pas de liberté… on est accablé de besogne… Et des reproches, tout le temps, des criailleries… Un vrai enfer, quoi!… Rien que de vous voir, gentille et bien élevée comme vous êtes, il n’y a point de doute que vous n’êtes pas faite pour rester chez de pareils grigous…
Tout ce que la mercière m’a raconté, M lleRose me le raconte à nouveau, avec des variantes plus pénibles. Si violent est le besoin qu’a cette femme de bavarder, qu’elle finit par oublier sa souffrance. La méchanceté a raison de son asthme… Et le débinage de la maison va son train, mêlé aux affaires intimes du pays. Bien que je sache déjà tout cela, les histoires de Rose sont si noires et si désespérantes ses paroles, que me revoilà toute triste. Je me demande si je ne ferais pas mieux de partir… Pourquoi tenter une expérience où je suis vaincue d’avance?
Quelques femmes se sont jointes à nous, curieuses, frôleuses, accompagnant d’un: «Pour sûr!» énergique, chacune des révélations de Rose qui, de moins en moins essoufflée, continue de jaboter:
– Un bien bon homme que M. Mauger… et, tout seul, ma petite… Autant dire que je suis la maîtresse… Dame!… un ancien capitaine… c’est naturel, n’est-ce pas?… Ça n’a pas d’administration… ça n’entend rien aux affaires de ménage… ça aime à être soigné, dorloté… son linge bien tenu… ses manies respectées… de bons petits plats… S’il n’avait pas, près de lui, une personne de confiance, il se laisserait gruger par les uns, par les autres… Ce n’est pas ça qui manque ici, mon Dieu, les voleurs!
L’intonation de ses petites phrases coupées, le clignement de ses yeux achèvent de me révéler sa situation exacte dans la maison du capitaine Mauger…
– Dame!… N’est-ce pas?… Un homme tout seul, et qui a encore des idées… Et puis, il y a tout de même de l’ouvrage… Et nous allons prendre un petit garçon, pour aider…
Elle a de la chance, cette Rose… Moi aussi, souvent, j’ai rêvé de servir chez un vieux… C’est dégoûtant… Mais on est tranquille, au moins, et on a de l’avenir… N’empêche qu’il n’est pas difficile, pour un capitaine qui a encore des idées… Et ce que ça doit être rigolo, tous les deux, sous l’édredon!…
Nous traversons tout le pays… Ah vrai!… Il n’est pas joli… Il ne ressemble en rien au boulevard Malesherbes… Des rues sales, étroites, tortueuses, et des places où les maisons sont de guingois, des maisons qui ne tiennent pas debout, des maisons noires, en vieux bois pourri, avec de hauts pignons branlants et des étages ventrus qui avancent les uns sur les autres, comme dans l’ancien temps… Les gens qui passent sont vilains, vilains, et je n’ai pas aperçu un seul beau garçon… L’industrie du pays est le chausson de lisière. La plupart des chaussonniers, qui n’ont pu livrer aux usines le travail de la semaine, travaillent encore… Et je vois, derrière des vitres, de pauvres faces chétives, des dos courbés, des mains noires qui tapotent sur des semelles de cuir…
Cela ajoute encore à la tristesse morne du lieu… On dirait d’une prison.
Mais voici la mercière qui, sur le pas de sa porte, nous sourit et nous salue…
– Vous allez à la messe de huit heures?… Moi, je suis allée à la messe de sept heures… Vous n’êtes pas en retard… Vous ne voudriez pas entrer, un instant?
Rose remercie… Elle me met en garde contre la mercière, qui est une méchante femme et dit du mal de tout le monde… une vraie peste, quoi!… Puis elle recommence à me vanter les vertus de son maître et les douceurs de sa place… Je lui demande:
– Alors, le capitaine n’a pas de famille?
– Pas de famille?… s’écrie-t-elle, scandalisée… Eh bien, ma petite, vous n’y êtes pas… Ah! si, il en a une famille, et une propre!… Des tas de nièces et de cousines… des fainéants, des sans le sou, des traîne-misère… et qui le grugeaient… et qui le volaient… fallait voir ça!… C’était une abomination… Aussi, vous pensez si j’y ai mis bon ordre… si j’ai nettoyé la maison de toute cette vermine… Mais, ma chère demoiselle, sans moi, le capitaine serait sur la paille, aujourd’hui… Ah! le pauvre homme!… Il est bien content de ça, allez, maintenant…
J’insiste avec une intention ironique que, d’ailleurs, elle ne comprend pas:
– Et, sans doute, mademoiselle Rose, qu’il vous mettra sur son testament?…
Prudemment, elle réplique:
– Monsieur fera ce qu’il voudra… il est libre… Bien sûr que ce n’est pas moi qui l’influence… Je ne lui demande rien… je ne lui demande même pas de me payer des gages… Aussi, je suis chez lui par dévouement… Mais il connaît la vie… il sait ceux qui l’aiment, qui le soignent avec désintéressement, qui le dorlotent… Il ne faudrait pas croire qu’il est aussi bête que certaines personnes le prétendent, M meLanlaire en tête… qui en dit des choses sur nous!… C’est un malin au contraire, mademoiselle Célestine… et qui a une volonté à lui… Pour ça!…
Sur cette éloquente apologie du capitaine, nous arrivons à l’église.
La grosse Rose ne me quitte pas… Elle m’oblige à prendre une chaise près de la sienne, et se met à marmotter des prières, à faire des génuflexions et des signes de croix… Ah, cette église! Avec ses grossières charpentes qui la traversent et qui soutiennent la voûte chancelante, elle ressemble à une grange; avec son public, toussant, crachant, heurtant les bancs, traînant les chaises, on dirait aussi d’un cabaret de village. Je ne vois que des faces abruties par l’ignorance, des bouches fielleuses crispées par la haine… Il n’y a là que de pauvres êtres qui viennent demander à Dieu quelque chose contre quelqu’un… Il m’est impossible de me recueillir et je sens descendre en moi et sur moi comme un grand froid… C’est peut-être qu’il n’y a même pas un orgue dans cette église?… Est-ce drôle? Je ne puis pas prier sans orgue… Un chant d’orgue, ça m’emplit la poitrine, puis l’estomac… ça me rend toute chose… comme en amour. Si j’entendais toujours des voix d’orgue, je crois bien que je ne pécherais jamais… Ici, à la place de l’orgue, c’est une vieille dame, dans le chœur, avec des lunettes bleues et un pauvre petit châle noir sur les épaules, qui, péniblement, tapote sur une espèce de piano, pulmonique et désaccordé… Et c’est toujours des gens qui toussottent et crachottent, un bruit de catarrhe qui couvre les psalmodies du prêtre et les répons des enfants de chœur. Et ce que cela sent mauvais!… odeurs mêlées de fumier, d’étable, de terre, de paille aigre, de cuir mouillé… d’encens avarié… Vraiment, ils sont bien mal élevés en province!
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