– Eh bien!… me voilà propre… Il ne me manquait plus que cela… Et je suis bien tombée!…
Ah oui! je suis bien tombée… Et voici du nouveau.
Madame s’habille toute seule et se coiffe elle-même. Elle s’enferme à double tour dans son cabinet de toilette, et c’est à peine si j’ai le droit d’y entrer… Dieu sait ce qu’elle fait là-dedans des heures et des heures!… Ce soir, n’y tenant plus, j’ai frappé à la porte, carrément. Et telle est la petite conversation qui s’est engagée entre Madame et moi.
– Toc, toc!
– Qui est là?
Ah! cette voix aigre, glapissante, qu’on aimerait à faire rentrer, dans la bouche, d’un coup de poing…
– C’est moi, Madame…
– Qu’est-ce que vous voulez?
– Je viens faire le cabinet de toilette…
– Il est fait… allez-vous-en… Et ne venez que quand je vous sonne…
C’est-à-dire que je ne suis même pas une femme de chambre, ici… Je ne sais pas ce que je suis ici… et quelles sont mes attributions… Et, pourtant, habiller, déshabiller, coiffer, il n’y a que cela qui me plaise dans le métier… J’aime à jouer avec les chemises de nuit, les chiffons et les rubans, tripoter les lingeries, les chapeaux, les dentelles, les fourrures, frotter mes maîtresses après le bain, les poudrer, poncer leurs pieds, parfumer leurs poitrines, oxygéner leurs chevelures, les connaître, enfin, du bout de leurs mules à la pointe de leur chignon, les voir toutes nues… De cette façon, elles deviennent pour vous autre chose qu’une maîtresse, presque une amie ou une complice, souvent une esclave… On est forcément la confidente d’un tas de choses, de leurs peines, de leurs vices, de leurs déceptions d’amour, des secrets les plus intimes du ménage, de leurs maladies… Sans compter que lorsqu’on est adroite, on les tient par une foule de détails qu’elles ne soupçonnent même pas… On en tire beaucoup plus… C’est, à la fois, profitable et amusant… Voilà comment je comprends le métier de femme de chambre…
On ne s’imagine pas combien il y en a – comment dire cela? – combien il y en a qui sont indécentes et loufoques dans l’intimité, même parmi celles qui, dans le monde, passent pour les plus retenues, les plus sévères, pour des vertus inaccessibles… Ah, dans les cabinets de toilette, comme les masques tombent!… Comme s’effritent et se lézardent les façades les plus orgueilleuses!…
J’en ai eu une qui avait un drôle de truc… Tous les matins, avant de passer sa chemise, tous les soirs, après l’avoir retirée, elle restait nue, à s’examiner des quarts d’heure, minutieusement, devant la psyché… Puis, elle tendait sa poitrine en avant, se renversait la nuque en arrière, levait d’un mouvement brusque ses bras en l’air, de façon que ses seins qui pendaient, pauvres loques de chair, remontassent un peu… Et elle me disait:
– Célestine… regardez donc!… N’est-ce pas qu’ils sont encore fermes?
C’était à pouffer… D’autant que le corps de Madame… oh! quelle ruine lamentable!… Quand, de la chemise tombée, il sortait débarrassé de ses blindages et de ses soutiens, on eût dit qu’il allait se répandre sur le tapis en liquide visqueux… Le ventre, la croupe, les seins, des outres dégonflées, des poches qui se vidaient et dont il ne restait plus que des plis gras et flottants… Ses fesses avaient l’inconsistance molle, la surface trouée des vieilles éponges… Et pourtant, dans cet écroulement des formes, une grâce survivait… douloureuse… ou plutôt le souvenir d’une grâce… la grâce d’une femme qui avait pu être belle autrefois et dont toute la vie avait été une vie d’amour… Par un aveuglement providentiel qui atteint la plupart des créatures vieillissantes, elle ne se voyait pas dans son irréparable flétrissure… Elle multipliait les soins savants, les coquetteries raffinées, pour appeler l’amour, encore… Et l’amour accourait à ce dernier appel… Mais d’où?… Ah! que c’était mélancolique!…
Quelquefois, juste avant le dîner, essoufflée, un peu honteuse, Madame rentrait…
– Vite… vite… Je suis en retard… Déshabillez-moi…
D’où revenait-elle, avec ce visage fatigué, ces yeux cernés, épuisée jusqu’à tomber, comme une masse, sur le divan du cabinet de toilette?… Et le désordre de ses dessous!… La chemise saccagée et salie, les jupons rattachés à la hâte, le corset de travers et délacé, les jarretelles libres, les bas tirebouchonnés… Et les cheveux désondulés, à la pointe desquels frissonnaient encore la raclure légère d’un drap, le duvet d’un oreiller!… Et la croûte de fard tombée, sous les baisers, de sa bouche, de ses joues, mettait à vif les meurtrissures et les plis de son visage, si cruellement, comme des plaies…
Pour essayer de détourner mes soupçons, elle gémissait:
– Je ne sais ce que j’ai eu… Cela m’a pris, tout d’un coup, chez la couturière… une syncope… On a été obligé de me déshabiller… Je suis encore toute malade…
Et, souvent, prise de pitié, je faisais semblant d’être la dupe de ces stupides explications…
Une matinée, tandis que j’étais auprès de Madame, on sonna. Le valet de chambre étant sorti, j’allai ouvrir… Un jeune homme entra… Aspect louche, sombre et vicieux… mi-ouvrier, mi-rôdeur… Un de ces êtres ambigus, comme on en rencontre, parfois, au bal Dourlans, et qui vivent du meurtre ou de l’amour… Il avait une figure très pâle, de petites moustaches noires, une cravate rouge. Ses épaules s’engonçaient dans un veston trop large et il se dandinait, selon les rites les plus classiques. Il commença par inspecter, avec des regards surpris et troubles, la richesse de l’antichambre, le tapis, les glaces, les tableaux, les tentures… Puis il me tendit une lettre pour Madame, en me disant d’une voix traînante, grasseyante, mais impérieuse:
– Y a une réponse…
Venait-il pour son compte?… N’était-ce qu’un commissionnaire?… J’écartai cette seconde hypothèse. Les gens qui viennent pour les autres ne mettent pas tant d’autorité dans leur façon d’être et de parler…
– Je vais voir si Madame y est… fis-je prudemment, en tournant la lettre dans mes mains.
Il répliqua:
– Elle y est… Je le sais… Et pas de blagues!… C’est urgent…
Madame lut la lettre… Elle devint presque livide, et, dans cet effroi subit, elle s’oublia jusqu’à balbutier:
– Il est là, chez moi?… Vous l’avez laissé seul, dans l’antichambre?… Comment a-t-il su mon adresse?
Mais, se remettant très vite, et d’un air détaché:
– Ce n’est rien… Je ne le connais pas… C’est un pauvre… un pauvre très intéressant… Sa mère va mourir…
Elle ouvrit en hâte son secrétaire d’une main tremblante, en retira un billet de cent francs:
– Portez-lui ça… vite… vite… le pauvre garçon!…
– Mâtiche!… ne pus-je m’empêcher de grincer, entre mes dents. Madame est bien généreuse, aujourd’hui… Et ses pauvres ont de la chance.
Et j’appuyai sur ce mot de «pauvre», avec une intention féroce…
– Mais, allez donc!… ordonna Madame, qui ne tenait plus en place…
Quand je rentrai, Madame, qui n’avait pas beaucoup d’ordre et qui, souvent, laissait traîner ses affaires sur les meubles, avait déchiré la lettre, dont les derniers menus morceaux achevaient de se consumer dans la cheminée…
Je n’ai donc jamais su au juste ce que c’était que ce garçon… Et je ne l’ai pas revu… Mais ce que je sais, ce que j’ai vu, c’est que Madame, cette matinée-là, avant de passer sa chemise, ne se regarda pas nue dans la psyché… et elle ne me demanda point, en remontant ses déplorables seins: «N’est-ce pas qu’ils sont encore bien fermes?» Toute la journée, elle resta chez elle, inquiète et nerveuse, sous l’impression d’une grande peur…
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