À partir de ce moment, quand Madame était en retard, le soir, je tremblais toujours qu’elle n’eût été assassinée, au fond de quel bouge!… Et, comme nous parlions à l’office de mes terreurs, quelquefois, le maître d’hôtel, un petit vieux très laid, cynique, et qui avait sur le front une tache de vin, maugréait:
– Eh bien… quoi?… Sûr que ça lui arrivera un jour ou l’autre… Qu’est-ce que vous voulez?… Au lieu d’aller courir les souteneurs, cette vieille salope, pourquoi qu’elle ne s’adresse pas, dans sa maison, à un homme de confiance, de tout repos?
– À vous, peut-être?… ricanais-je…
Et le maître d’hôtel, se rengorgeant, parmi tous les pouffements de l’assistance, répliquait:
– Tiens!… Je l’arrangerais bien, moi, pour un peu de galette…
C’était une perle que cet homme-là…
Mon avant-dernière maîtresse, elle, c’était une autre histoire… Et ce que nous nous en faisions aussi une pinte de bon sang, le soir, autour de la table, le repas fini!… Aujourd’hui, je m’aperçois que nous avions tort, car Madame n’était pas une méchante femme. Elle était très douce, très généreuse, très malheureuse… Et elle me comblait de cadeaux… Des fois, on est vraiment trop rosse, ça il faut le dire… Et ça ne tombe jamais que sur celles qui se montrèrent gentilles pour nous…
Son mari, à celle-là… une espèce de savant, un membre de je ne sais plus quelle Académie, la négligeait beaucoup… Non qu’elle fût laide, elle était, au contraire, fort jolie; non qu’il courût après les autres femmes; il était d’une sagesse exemplaire… Plus très jeune et, sans doute, peu porté sur la chose, ça ne lui disait rien, quoi!… Il restait des mois et des mois sans venir la nuit, chez Madame… Et Madame se désespérait… Tous les soirs, je faisais à Madame une belle toilette d’amour… des chemises transparentes… des parfums à se pâmer… et de tout… Elle me disait:
– Il viendra, peut-être, ce soir, Célestine?… Savez-vous ce qu’il fait, en ce moment?
– Monsieur est dans sa bibliothèque… Il travaille…
Elle avait un geste d’accablement.
– Toujours, dans sa bibliothèque!… Mon Dieu!…
Et elle soupirait:
– Il viendra peut-être, tout de même, ce soir…
J’achevais de la pomponner et, fière de cette beauté, de cette volupté, qui étaient un peu mon œuvre, je considérais Madame avec admiration. Je m’enthousiasmais:
– Monsieur aurait joliment tort de ne pas venir, ce soir, car, rien qu’à voir Madame, sûr que Monsieur ne s’embêterait pas… ce soir!
– Ah! taisez-vous… taisez-vous!… frissonnait-elle.
Naturellement, le lendemain, c’étaient des tristesses, des plaintes, des pleurs…
– Ah! Célestine!… Monsieur n’est pas venu, cette nuit… Toute la nuit, je l’ai attendu… et il n’est pas venu… Et il ne viendra jamais plus!
Je la consolais de mon mieux:
– C’est que Monsieur est sans doute trop fatigué avec ses travaux… Les savants, ça n’a pas toujours la tête à ça… Ça pense à on ne sait quoi… Si Madame essayait des gravures, avec Monsieur?… Il paraît qu’il y a de belles gravures, auxquelles les hommes les plus froids ne résistent pas…
– Non… non… à quoi bon?…
– Et si Madame faisait, tous les soirs, servir à Monsieur… des choses très épicées… des écrevisses?…
– Non! non!…
Elle secouait tristement la tête:
– Il ne m’aime plus, voilà mon malheur… Il ne m’aime plus…
Alors, timidement, sans haine, d’un regard plutôt implorant, elle m’interrogeait:
– Célestine, soyez franche avec moi… Monsieur ne vous a jamais poussée dans un coin?… Il ne vous a jamais embrassée?… Il ne vous a jamais…?
Non… cette idée!
– Dites-le moi, Célestine?…
Je m’écriais:
– Bien sûr que non, Madame… Ah! Monsieur se moque bien de ça!… Et puis, est-ce que Madame s’imagine que je voudrais faire de la peine à Madame?…
– Il faudrait me le dire… suppliait-elle… Vous êtes une belle fille… Vos yeux sont si amoureux… vous devez avoir un si beau corps!…
Elle m’obligeait à lui tâter les mollets, la poitrine, les bras, les hanches. Elle comparait les parties de son corps aux parties correspondantes du mien, avec un tel oubli de toute pudeur que, gênée, rougissante, je me demandais si cela n’était pas un truc de la part de Madame et si, sous cette affliction de femme délaissée, elle ne cachait point l’arrière-pensée d’un désir pour moi… Et elle ne cessait de gémir:
– Mon Dieu! mon Dieu!… Pourtant… voyons… je ne suis pas une vieille femme… Et je ne suis pas laide… N’est-ce pas que je n’ai point un gros ventre?… N’est-ce pas que mes chairs sont fermes et douces?… Et j’ai tant d’amour… si vous saviez… tant d’amour au cœur!…
Souvent, elle éclatait en sanglots, se jetait sur le divan et la tête enfouie dans un coussin, pour étouffer ses larmes, elle bégayait:
– Ah! n’aimez jamais, Célestine… n’aimez jamais… On est trop… trop… trop malheureuse!
Une fois qu’elle pleurait plus fort qu’à l’ordinaire, j’affirmai brusquement:
– Moi, à la place de Madame, je prendrais un amant… Madame est une trop belle femme pour rester comme ça…
Elle fut comme effrayée de mes paroles:
– Taisez-vous… oh! taisez-vous… s’écria-t-elle.
J’insistai:
– Mais toutes les amies de Madame en ont, des amants…
– Taisez-vous… Ne me parlez jamais de cela…
– Mais puisque Madame est si amoureuse!…
Avec une impudence tranquille, je lui citai le nom d’un petit jeune homme très chic qui venait souvent à la maison… Et j’ajoutai:
– Un amour d’homme!… Et comme il doit être adroit, délicat avec les femmes!…
– Non… non… Taisez-vous… Vous ne savez pas ce que vous dites…
– Comme Madame voudra… Moi, ce que j’en fais, c’est pour le bien de Madame…
Et obstinée dans son rêve, pendant que Monsieur, sous la lampe de la bibliothèque, alignait des chiffres et traçait des ronds avec des compas, elle répétait:
– Il viendra, peut-être, cette nuit?…
Tous les jours à l’office, durant le petit déjeuner, c’était l’unique sujet de notre conversation… On s’informait auprès de moi…
– Eh bien?… Quoi?… Est-ce que Monsieur a marché enfin?
– Rien, toujours…
Vous pensez si c’était là un thème admirable pour les grasses plaisanteries, les allusions obscènes, les rires insultants… On faisait même des paris sur le jour où Monsieur se déciderait enfin à «marcher».
À la suite d’une discussion futile où j’avais tous les torts, j’ai quitté Madame. Je l’ai quittée salement, en lui jetant à la figure, à sa pauvre figure étonnée, toutes ses lamentables histoires, tous ses petits malheurs intimes, toutes ses confidences par quoi elle m’avait livré son âme, sa petite âme plaintive, bébête et charmante, assoiffée de désirs… Oui, tout cela, je le lui ai jeté à la figure, comme des paquets de boue… Et j’ai fait pire… Je l’ai accusée des plus sales débauches… des passions les plus ignobles… Ce fut quelque chose de hideux…
Il y a des moments où c’est en moi comme un besoin, comme une folie d’outrage… une perversité qui me pousse à rendre irréparables des riens… Je n’y résiste pas, même quand j’ai conscience que j’agis contre mes intérêts, et que j’accomplis mon propre malheur…
Cette fois-là, j’allai beaucoup plus loin dans l’injustice et dans l’insulte ignominieuse. Voici ce que je trouvai… Quelques jours après être sortie de chez Madame, je pris une carte postale et, de façon à ce que tout le monde pût la lire dans la maison, j’écrivis cette jolie missive… oui, j’eus l’aplomb d’écrire ceci:
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