«Je vous préviens, Madame, que je vous renvoie, en port payé, tous les soi-disant cadeaux que vous m’avez faits… Je suis une fille pauvre, mais j’ai trop de dignité – et j’aime trop la propreté – pour conserver les sales nippes dont vous vous êtes débarrassée, en me les donnant, au lieu de les jeter – comme elles le méritaient – aux ordures de la rue. Il ne faut pas que vous vous imaginiez, parce que je n’ai pas un sou, que je consente à porter sur moi, vos dégoûtants jupons, par exemple, dont l’étoffe est mangée et toute jaune, à force que vous y avez pissé dedans… J’ai l’honneur de vous saluer.»
C’était tapé, soit!… Mais c’était bête aussi, d’autant plus bête que, comme je l’ai déjà dit, Madame s’était toujours montrée généreuse envers moi, au point que ces affaires – que je me gardai bien de lui renvoyer d’ailleurs, – je les vendis le lendemain quatre cents francs à une marchande à la toilette…
N’était-ce point seulement la forme irritée du dépit où je me trouvais d’avoir quitté une place exceptionnellement agréable, comme on n’en rencontre pas beaucoup dans une existence de femme de chambre, une maison où il y avait tant de coulage… où l’on nous donnait tout à gogo… comme des princes?…
Et puis, zut!… on n’a pas le temps d’être juste avec ses maîtres… Et tant pis, ma foi! Il faut que les bons paient pour les mauvais…
Avec tout cela, que vais-je faire ici?… Dans ce trou de province, avec une pimbèche comme est ma nouvelle maîtresse, je n’ai pas à rêver de pareilles aubaines, ni espérer de semblables distractions… Je ferai du ménage embêtant… de la couture qui m’assomme… rien d’autre… Ah! quand je me rappelle les places où j’ai servi, cela rend ma situation encore plus triste, plus insupportablement triste… Et j’ai bien envie de m’en aller, de tirer ma révérence une bonne fois, à ce pays de sauvages…
Tantôt, j’ai croisé Monsieur dans l’escalier. Il partait pour la chasse… Monsieur m’a regardée d’un air polisson… Il m’a encore demandé:
– Eh bien, Célestine… est-ce que vous vous habituez ici?…
Décidément, c’est une manie… J’ai répondu:
– Je ne sais pas encore, Monsieur…
Puis, effrontément:
– Et Monsieur… est-ce qu’il s’habitue, lui?…
Monsieur a pouffé… Monsieur prend bien la plaisanterie… Monsieur est vraiment bon enfant…
– Il faut vous habituer, Célestine… Il faut vous habituer… sapristi!…
J’étais en veine de hardiesse… J’ai encore répondu:
– Je tâcherai, Monsieur… avec l’aide de Monsieur…
Je crois que Monsieur voulait me dire quelque chose de très raide. Ses yeux brillaient comme deux braises… Mais Madame est apparue en haut de l’escalier… Monsieur a filé de son côté, moi du mien… C’est dommage…
Ce soir, à travers la porte du salon, j’ai entendu Madame qui disait à Monsieur, sur ce ton aimable que vous pouvez soupçonner:
– Je ne veux pas qu’on soit familier avec mes domestiques…
Ses domestiques!… Est-ce que les domestiques de Madame ne sont pas les domestiques de Monsieur?… Ah bien!… vrai!…
18 septembre.
Ce matin, dimanche, je suis allée à la messe.
J’ai déjà déclaré que, sans être dévote, j’avais tout de même de la religion… On aura beau dire et beau faire, la religion c’est toujours la religion. Les riches peuvent peut-être s’en passer, mais elle est nécessaire aux gens comme nous… Je sais bien qu’il y a des particuliers qui s’en servent d’une drôle de façon, que beaucoup de curés et de bonnes sœurs ne lui font pas honneur… Il n’importe. Quand on est malheureuse – et, dans le métier, on l’est beaucoup plus qu’à son tour – il n’y a encore que ça pour endormir vos peines… que ça… et l’amour… Oui, mais l’amour, c’est un autre genre de consolation… Aussi, même dans les maisons impies, je ne manquais jamais la messe. D’abord, la messe, c’est une sortie, une distraction, du temps gagné sur les ennuis quotidiens de la baraque… C’est surtout des camarades qu’on rencontre, des histoires qu’on apprend, des occasions de faire connaissance… Ah! si j’avais voulu, à la sortie de la chapelle des Assomptionnistes, écouter de vieux messieurs très bien qui m’en chuchotaient, à l’oreille, de drôles de psaumes, je ne serais peut-être pas ici, aujourd’hui!…
Aujourd’hui, le temps s’est remis. Il fait un beau soleil, un de ces soleils brumeux qui rendent la marche agréable, et moins lourdes, les tristesses… Je ne sais pourquoi, sous l’influence de cette matinée bleu et or, j’ai dans le cœur presque de la gaieté…
Nous sommes à quinze cents mètres de l’église. Le chemin est gentil qui y conduit… une petite sente, ondulant entre des haies… Au printemps, il doit y avoir tout plein de fleurs, des cerisiers sauvages et des épines blanches qui sentent si bon… Moi, j’aime les épines blanches… Elles me rappellent des choses, quand j’étais petite fille… À part ça, la campagne est comme toutes les campagnes… elle n’a rien d’épatant. C’est une vallée très large, et puis, là-bas, au bout de la vallée, des coteaux. Dans la vallée, il y a une rivière; sur les coteaux, il y a une forêt… tout cela couvert d’un voile de brume, transparente et dorée, qui cache trop à mon gré le paysage.
C’est drôle, je garde ma fidélité à la nature bretonne… Je l’ai dans le sang. Aucune ne me paraît aussi belle, aucune ne me parle mieux à l’âme. Même au milieu des plus riches, des plus grasses campagnes normandes, j’ai la nostalgie de la lande, et de cette mer tragique et splendide où je suis née… Et ce souvenir brusquement évoqué met un nuage de mélancolie dans la gaîté de ce joli matin.
En chemin, je rencontre des femmes et des femmes… Un paroissien sous le bras, elles vont aussi, comme moi, à la messe: cuisinières, femmes de chambre et de basse-cour, épaisses, lourdaudes et marchant avec des lenteurs, des dandinements de bêtes. Ce qu’elles sont drôlement torchées, dans leurs costumes de fêtes… des paquets!… Elles sentent le pays à plein nez, et l’on voit bien qu’elles n’ont point servi à Paris… Elles me regardent avec curiosité, une curiosité défiante et sympathique, à la fois… Elles détaillent, en les enviant, mon chapeau, ma robe collante, ma petite jaquette beige et mon parapluie roulé dans son fourreau de soie verte. Ma toilette de dame les étonne, et surtout, je crois, la façon coquette et pimpante que j’ai de la porter. Elles se poussent du coude, ont des yeux énormes, des bouches démesurément ouvertes, pour se montrer mon luxe et mon chic. Et je vais, me trémoussant, leste et légère, la bottine pointue, et relevant d’un geste hardi ma robe qui, sur les jupons de dessous, fait un bruit de soie froissée… Qu’est-ce que vous voulez?… Moi je suis contente qu’on m’admire.
En passant près de moi, j’entends qu’elles se disent, dans un chuchotement:
– C’est la nouvelle du Prieuré…
L’une d’elles, courte, grosse, rougeaude, asthmatique et qui semble porter péniblement un immense ventre sur des jambes écartées en tréteau, sans doute pour le mieux caler, m’aborde en souriant, d’un sourire épais, visqueux, sur des lèvres de vieille licheuse.
– C’est vous, la nouvelle femme de chambre du Prieuré?… Vous vous appelez Célestine?… Vous êtes arrivée de Paris, il y a quatre jours?…
Elle sait tout déjà… elle est au courant de tout, aussi bien que moi-même. Et rien ne m’amuse, sur ce corps pansu, sur cette outre ambulante, comme ce chapeau mousquetaire, un large chapeau de feutre noir, dont les plumes se balancent dans la brise.
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