– Voilà qui est parfaitement juste! dit le général Ivan Fiodorovitch; puis, les mains derrière le dos, il se retira vers l’extrémité de la terrasse, du côté de la sortie, et se mit à bâiller d’un air excédé.
– Allons, en voilà assez, mon ami! dit brusquement Elisabeth Prokofievna à Eugène Pavlovitch. Vous m’ennuyez…
– Il est temps, fit Hippolyte qui se leva prestement, en esquissant un geste de désarroi et en jetant autour de lui un regard effaré. – Je vous ai retenus; je voulais tout vous dire… je pensais que tous… pour la dernière fois… c’était une fantaisie…
On voyait qu’il s’animait par accès et sortait par intermittence d’un état voisin du délire; rendu alors à la pleine conscience, il rassemblait ses souvenirs et exposait, le plus souvent par bribes, des idées que, depuis longtemps peut-être, il avait mûries et apprises par cœur au cours de ses longues et fastidieuses heures de solitude et d’insomnie passées dans le lit.
– Eh bien! adieu! ajouta-t-il sèchement. Vous croyez qu’il m’est facile de vous dire adieu? Ha! ha!
Il eut un ricanement de dépit en songeant à la maladresse de sa question; puis, agacé de ne pouvoir exprimer tout ce qu’il voulait dire, il cria sur un ton de colère:
– Excellence, j’ai l’honneur de vous inviter à mes obsèques, si toutefois vous daignez répondre à cette invitation, et… je vous convie tous, messieurs, à vous joindre au général!…
Il se remit à rire, mais son rire était celui d’un dément. Elisabeth Prokofievna, atterrée, fit un pas vers lui et le saisit par le bras. Il la regarda fixement, toujours avec le même rire, qui s’était figé en quelque sorte sur son visage.
– Savez-vous que je suis venu ici pour voir les arbres? Les voici… (il montra d’un geste les arbres du parc); cela n’a rien de ridicule, n’est-ce pas? Il me semble qu’il n’y a pas là de quoi rire, ajouta-t-il sur un ton grave en s’adressant à Elisabeth Prokofievna.
Il redevint subitement rêveur, puis, au bout d’un moment, releva la tête et se mit à scruter l’assistance pour y trouver quelqu’un. Ce quelqu’un était Eugène Pavlovitch, qui était tout près de lui, à sa droite, et n’avait pas bougé de place. Mais il l’avait oublié et explorait l’entourage.
– Ah! vous n’êtes pas parti! s’exclama-t-il quand il l’eut enfin aperçu. – Vous avez ri longuement tout à l’heure, à l’idée que je voulais prononcer de ma fenêtre une harangue d’un quart d’heure… Or, mettez-vous dans l’esprit que je n’ai pas dix-huit ans; je suis resté si longtemps la tête sur mon oreiller à regarder par cette fenêtre et à penser… sur toutes choses… que… Les morts n’ont pas d’âge, vous le savez. Cette idée m’est revenue la semaine passée pendant une nuit d’insomnie… Voulez-vous que je vous dise ce que vous redoutez par-dessus tout? C’est notre sincérité, malgré le mépris que vous avez pour nous! C’est encore une pensée qui m’est venue la nuit quand je reposais sur mon oreiller… Vous croyez que j’ai voulu me moquer de vous tout à l’heure, Elisabeth Prokofievna? Non, telle n’était pas mon intention; je ne voulais faire que votre éloge… Kolia a dit que le prince vous avait traitée d’enfant… c’est bien trouvé… Mais voyons,… je voulais encore ajouter quelque chose…
Il se cacha le visage dans les mains et réfléchit un moment.
– Ah! j’y suis: quand vous vous êtes disposés à faire vos adieux, j’ai pensé soudain: voilà des gens que jamais, jamais plus je ne reverrai. Je ne reverrai pas non plus les arbres. Je n’aurai plus sous les yeux que le mur en briques rouges de la maison Meyer… en face de ma fenêtre… Eh bien! me suis-je dit, explique-leur tout cela… essaye de le leur faire comprendre; voici une beauté…, toi, tu es un mort; présente-toi comme tel, déclare-leur qu’«un mort peut parler sans retenue»… et que la princesse Marie Alexéïevna n’en dira rien [91], ha! ha!… Vous ne riez pas? demanda-t-il en jetant autour de lui un regard de défiance. Je vous dirai que, lorsque je reposais sur cet oreiller, bien des idées me sont venues… Je me suis convaincu, entre autres, que la nature était très moqueuse… Vous avez dit tout à l’heure que j’étais athée; mais savez-vous que la nature… Pourquoi vous êtes-vous remis à rire? Vous êtes bien cruels! proféra-t-il brusquement en arrêtant sur son auditoire un regard de tristesse et d’indignation. – Je n’ai pas corrompu Kolia, acheva-t-il sur un ton tout différent de gravité et de conviction, comme si un autre souvenir lui traversait l’esprit.
– Personne, personne ne se moque de toi ici, calme-toi! lui dit Elisabeth Prokofievna assez tourmentée; demain on fera venir un nouveau médecin; le premier s’est trompé. Mais assieds-toi, tu ne tiens pas sur tes jambes! Tu as le délire… Ah! qu’allons-nous faire de lui maintenant? s’écria-t-elle affolée en l’installant dans un fauteuil…
Une petite larme brillait sur sa joue.
Hippolyte resta comme stupéfait; il leva la main, l’allongea, timidement et toucha cette petite larme. Un sourire d’enfant passa sur son visage.
– Je… vous… fit-il allègrement, – vous ne savez pas combien je vous… Tenez! Kolia me parle toujours de vous avec un tel enthousiasme… J’aime son enthousiasme. Je ne l’ai pas corrompu! Je ne laisse que lui comme dépositaire de mes pensées… J’aurais voulu que tout le monde partageât ce legs, mais il n’y avait personne, personne… J’aurais voulu aussi être un homme d’action; j’en avais le droit;… que de choses j’aurais encore voulues! maintenant, je ne désire plus rien, je ne veux plus rien désirer; je me suis juré de ne plus rien souhaiter; que les autres cherchent sans moi la vérité! Oui, la nature est moqueuse! Pourquoi – ajouta-t-il avec feu, – pourquoi crée-t-elle les êtres les meilleurs pour se moquer ensuite d’eux? Voilà comment elle procède: lorsqu’elle a montré aux hommes le seul être qui ait été reconnu pour parfait en ce monde… elle lui a donné pour mission de prononcer des paroles qui ont fait couler tant de sang que, si ce sang avait été versé en une seule fois, il aurait étouffé l’humanité! Il est heureux que je meure! Moi aussi, peut-être, j’aurais proféré quelque affreux mensonge sous l’impulsion de la nature!… Je n’ai corrompu personne… Je voulais vivre pour le bonheur de tous les hommes, pour la découverte et la propagation de la vérité… Je regardais, de ma fenêtre, le mur de la maison Meyer en pensant que je n’aurais qu’à parler pendant un quart d’heure pour convaincre tous les hommes, oui, tous! Et voici qu’une fois dans ma vie, il m’a été donné de me trouver en contact, non pas avec le monde, mais avec vous. Qu’en est-il advenu? Rien! Il en est advenu que vous me méprisez. C’est donc que je suis un imbécile, un inutile, et qu’il est temps que je disparaisse! Et je n’aurai réussi à laisser derrière moi aucun souvenir: pas un écho, pas une trace, pas une œuvre! Je n’ai pas propagé une seule conviction!… Ne vous riez pas d’un imbécile! Oubliez-le! Oubliez tout! Oubliez, je vous en prie; ne soyez pas cruels! Savez-vous que, si je n’étais pas tombé phtisique, je me serais tué?…
Il paraissait vouloir parler encore longtemps, mais il ne put achever et, s’écroulant dans son fauteuil, il couvrit son visage de ses mains et se mit à pleurer comme un petit enfant.
– Qu’allons-nous en faire maintenant, dites-moi? répéta Elisabeth Prokofievna.
Et, se précipitant vers lui, elle lui prit la tête et la serra très fort contre sa poitrine. Il sanglotait convulsivement.
– Allons, allons! Allons, ne pleure pas, en voilà assez! tu es un bon petit; Dieu te pardonnera à cause de ton ignorance. Allons, assez! sois homme,… après cela tu auras honte…
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