– Le voilà confus, je m’y attendais, chuchota vivement Eugène Pavlovitch à l’oreille du prince. – C’est dangereux, n’est-ce pas? C’est l’indice certain que sa méchanceté va lui suggérer quelque excentricité, telle qu’Elisabeth Prokofievna elle-même n’y pourra tenir.
Le prince l’interrogea du regard.
– Vous ne craignez pas les excentricités? continua Eugène Pavlovitch. Moi non plus; je les souhaite même, ne serait-ce que pour la punition de notre bonne Elisabeth Prokofievna. Il faut que cette punition lui soit infligée aujourd’hui; je ne veux pas m’en aller avant. Vous semblez avoir la fièvre?
– Je vous répondrai plus tard; ne m’empêchez pas d’écouter. C’est vrai, je ne me sens pas bien, répondit le prince d’un air distrait et impatient. Il venait d’entendre prononcer son nom. Hippolyte parlait de lui.
– Vous ne le croyez pas? disait celui-ci avec un rire nerveux. Je m’y attendais. Le prince, lui, me croira d’emblée et ne marquera aucun étonnement.
– Tu l’entends, prince? dit Elisabeth Prokofievna en se tournant vers lui. Tu l’entends?
On riait autour d’eux. Lébédev faisait des mines inquiètes et tournaillait devant la générale.
– Il prétend que ce grimacier, ton propriétaire,… a revu l’article de monsieur, cet article que l’on a lu ce soir et qui te concerne.
Le prince regarda Lébédev avec surprise.
– Pourquoi te tais-tu? reprit Elisabeth Prokofievna en frappant du pied.
– Eh bien! murmura le prince, les yeux toujours fixés sur Lébédev, je constate déjà qu’il a en effet revu l’article!
– Est-ce vrai? fit Elisabeth Prokofievna en se tournant avec vivacité vers Lébédev.
– C’est la pure vérité, Excellence, répondit l’interpellé avec une parfaite assurance et en plaçant la main sur son cœur.
– C’est à croire qu’il s’en vante! s’exclama la générale qui avait sursauté sur sa chaise.
– Je suis un homme bas, un homme bas! balbutia Lébédev, qui se mit à se frapper la poitrine en courbant progressivement la tête.
– Qu’est-ce que cela me fait que tu sois bas? Il pense qu’il suffit de dire «je suis bas» pour se tirer d’affaire. Prince, je te le demande encore une fois: tu n’as pas honte de frayer avec ce joli monde? Jamais je ne te pardonnerai.
– Le prince me pardonnera! proféra Lébédev d’un air convaincu et attendri.
Keller s’approcha précipitamment d’Elisabeth Prokofievna et, lui faisant face, dit d’une voix éclatante:
– C’est par pure générosité, madame, et pour ne pas trahir un ami compromis que j’ai passé tout à l’heure sous silence la révision qu’il a faite de l’article, bien qu’il ait proposé, comme vous l’avez entendu, de nous jeter au bas de l’escalier. Pour rétablir la vérité, je reconnais m’être effectivement adressé à lui moyennant six roubles. Je ne lui ai pas demandé de revoir le style, mais de me révéler, comme d’une source autorisée, des faits dont la plupart étaient ignorés de moi. Tout ce qui a été écrit sur les guêtres du prince, sur son appétit assouvi aux frais du professeur suisse, sur les cinquante roubles mentionnés à la place des deux cent cinquante réellement donnés, toute cette information est de son cru; c’est pour cela et non pour corriger le style qu’il a touché les six roubles.
– Je dois faire remarquer que je n’ai revu que la première partie de l’article! interrompit Lébédev avec une impatience fébrile et d’une voix pour ainsi dire rampante, tandis que les rires redoublaient autour de lui. – Quand nous sommes arrivés à la moitié, nous avons cessé d’être d’accord; nous nous sommes même querellés à propos d’une idée que j’avais émise; si bien que j’ai renoncé à corriger la seconde partie. Je ne puis donc être tenu pour responsable des incorrections qui y fourmillent.
– Voilà ce qui le préoccupe! s’écria Elisabeth Prokofievna.
– Permettez-moi de vous demander quand l’article a été retouché? dit Eugène Pavlovitch à Keller.
– Hier matin, répondit docilement celui-ci. Nous avons eu une entrevue sur laquelle nous nous sommes engagés, de part et d’autre, à garder le secret.
– C’était au moment où il se traînait devant toi en protestant de son dévouement! Quel monde! Tu peux garder ton Pouchkine; et que ta fille ne se montre pas chez moi!
Elisabeth Prokofievna voulut se lever mais, voyant qu’Hippolyte riait, elle dirigea sur lui sa colère.
– Eh quoi! mon cher, tu t’es promis de me tourner ici en ridicule?
– Dieu m’en préserve! répliqua Hippolyte avec un sourire contraint. – Mais je suis surtout frappé par votre incroyable excentricité, Elisabeth Prokofievna. J’avoue que j’ai amené exprès l’affaire de Lébédev. Je prévoyais l’impression qu’elle ferait sur vous; sur vous seule, car le prince, lui, ne manquera pas de pardonner; il l’a sûrement déjà fait… Peut-être même a-t-il trouvé une excuse à l’acte de Lébédev; n’est-il pas vrai, prince?
Il était haletant; à chaque mot son singulier état d’émotion s’accentuait.
– Eh bien?… fit avec emportement Elisabeth Prokofievna que le ton de sa voix avait frappée. – Eh bien?
– J’ai déjà entendu raconter à votre sujet beaucoup de choses du même genre… avec une vive joie… j’ai appris à vous porter la plus haute estime, continua Hippolyte.
Il parlait avec l’air de vouloir exprimer tout autre chose que ce qu’il disait. Son débit trahissait, en même temps qu’une intention de sarcasme, une agitation désordonnée; il jetait autour de lui des regards soupçonneux, s’embrouillait et se perdait à chaque mot. Avec sa mine de phtisique, ses yeux étincelants et son regard exalté, c’était plus qu’il n’en fallait pour retenir sur lui l’attention générale.
– Même en ne sachant rien du monde (ce que je reconnais), j’aurais pu m’étonner de vous voir, non seulement rester vous-même dans une société comme la nôtre, que vous jugez peu convenable, mais encore laisser ces… jeunes filles écouter une affaire scabreuse, quoique la lecture des romans leur ait déjà tout appris. Au surplus il se peut que je ne sache pas… car mes idées s’embrouillent; mais en tout cas, personne, hormis vous, ne serait resté… sur la demande d’un gamin (oui, un gamin je le reconnais aussi) à passer la soirée avec lui et… à prendre part à tout… quitte à en rougir le lendemain… (je conviens du reste que je m’exprime de travers). Tout ceci me paraît fort louable et profondément respectable, encore que le visage de votre mari exprime clairement combien Son Excellence est choquée de ce qui se passe ici… Hi, hi!
Il éclata de rire, s’embrouilla tout à lait, puis fut secoué par une quinte de toux qui, pendant deux minutes, l’empêcha de continuer.
– Le voilà maintenant qui étouffe! fit d’un ton froid et sec Elisabeth Prokofievna, en le regardant avec une curiosité dénuée de sympathie. – Allons, mon petit, en voilà assez! Il est temps d’en finir.
– Laissez-moi aussi vous faire observer une chose, mon petit monsieur, intervint Ivan Fiodorovitch, outré et perdant patience. Ma femme est ici chez le prince Léon Nicolaïévitch, notre voisin et commun ami. Ce n’est pas, en tout état de cause, à vous, un jeune homme, qu’il appartient de juger les actions d’Elisabeth Prokofievna ni d’exprimer à haute voix, en ma présence, ce que vous croyez lire sur mon visage. Est-ce compris? Et si ma femme est restée ici, continua-t-il en s’échauffant au fur et à mesure qu’il parlait, c’est plutôt, monsieur, par l’effet d’une surprise et d’une curiosité bien compréhensible à la vue des singuliers jeunes gens d’aujourd’hui. Moi aussi je suis resté, comme je reste parfois dans la rue lorsque j’aperçois une chose que l’on peut considérer comme… comme… comme…
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