L’idée était saugrenue et déplut à peu près à tout le monde. Les uns froncèrent les sourcils, les autres ricanèrent. Certains soulevèrent des objections, mais assez discrètement; ce fut le cas d’Ivan Fiodorovitch, qui ne voulait pas contrecarrer la désir de Nastasie Philippovna et qui avait remarqué son enthousiasme pour cette idée baroque, peut-être justement à cause de son invraisemblable extravagance. Quand elle désirait quelque chose, Nastasie Philippovna se montrait irréductible et inexorable dans la manifestation de ses désirs, même si ceux-ci étaient frivoles et sans utilité pour elle. En ce moment, elle semblait en proie à une extrême nervosité, se démenant et se laissant aller à des accès de rire convulsifs, surtout lorsque Totski, rempli d’inquiétude, lui faisait des remontrances. Ses yeux sombres jetaient des éclairs et deux taches rouges apparaissaient sur ses joues pâles. L’expression d’accablement et de dégoût qu’elle lut sur le visage de quelques-uns de ses invités surexcita peut-être sa malignité; peut-être aussi l’idée l’avait-elle séduite par son cynisme et sa cruauté. Il se trouva même des convives pour lui prêter certaines arrière-pensées. D’ailleurs tout le monde finit par consentir au jeu: la curiosité était en tout cas générale et l’intérêt de beaucoup était piqué au vif. C’était Ferdistchenko qui s’agitait le plus.
– Et s’il y a des choses que l’on ne puisse raconter… devant des dames? fit timidement observer le jeune homme taciturne.
– Eh bien! vous ne les raconterez pas; il ne manque pas de mauvaises actions en dehors de celles-là; que vous êtes jeune! riposta Ferdistchenko.
– Quant à moi, j’ignore laquelle de mes actions est la plus vilaine, fit la dame délurée.
– Les dames sont dispensées de l’obligation de raconter leur histoire, répéta Ferdistchenko. Mais la dispense est facultative; leur participation volontaire sera accueillie avec reconnaissance. Les hommes qui auraient trop de répugnance à faire leur confession peuvent également s’abstenir.
– Bon, mais comment prouver que je ne mens pas? demanda Gania; si je mens, tout le jeu perd son sel. Et qui dira la vérité? Il est certain que tout le monde mentira.
– Mais c’est déjà une attraction que de voir un homme mentir. D’ailleurs toi, mon petit Gania, tu ne risques pas de mentir, car ta plus vilaine action est connue de tout le monde, même sans que tu la racontes. Toutefois réfléchissez un peu, mesdames et messieurs, s’écria Ferdistchenko comme sous le coup d’une brusque inspiration; de quels yeux nous regarderons-nous les uns les autres après nos confessions, demain par exemple?
– Voyons, est-ce possible? Est-ce une proposition sérieuse, Nastasie Philippovna? demanda Totski avec dignité.
– Quand on a peur du loup, on ne va pas au bois! repartit Nastasie Philippovna d’un ton moqueur.
– Mais permettez, monsieur Ferdistchenko, peut-on faire de cela un petit jeu? insista Totski de plus en plus inquiet. Je vous assure que ces choses-là n’ont jamais de succès. Vous dites vous-même avoir vu mal tourner une expérience de ce genre.
– Comment mal tourner? En ce qui me concerne j’ai raconté alors la façon dont j’avais volé trois roubles. J’ai rapporté la chose telle quelle.
– Admettons. Mais il était impossible que votre récit se présentât de telle manière qu’on le crût exact et qu’on vous fît confiance. Gabriel Ardalionovitch a eu raison de faire remarquer que la moindre présomption de fausseté enlève au jeu tout son sens. La vérité ne peut être en ce cas qu’un accident, une sorte de forfanterie de mauvais ton qui serait inadmissible et de la dernière inconvenance ici.
– Votre délicatesse est extrême, Athanase Ivanovitch, j’en suis moi-même surpris! s’exclama Ferdistchenko. Considérez ceci, messieurs: en observant que je n’ai pu donner à mon histoire de vol assez de vraisemblance, Athanase Ivanovitch insinue finement que je suis en effet incapable de voler, vu que c’est une chose dont on ne se vante pas. Ce qui n’empêche que, dans son for intérieur, il est peut-être convaincu que Ferdistchenko a parfaitement pu voler! Mais revenons à notre affaire, messieurs. Tous les noms sont réunis; vous-même, Athanase Ivanovitch, avez déposé le vôtre; il n’y a donc pas d’abstention. Prince, tirez les billets!
Sans dire mot le prince plongea la main dans le chapeau. Le premier nom qui sortit fut celui de Ferdistchenko; le second celui de Ptitsine; puis vinrent successivement ceux du général, d’Athanase Ivanovitch, du prince, de Gania et ainsi de suite. Les dames n’avaient pas pris part au tirage.
– Bon Dieu, quelle déveine! s’écria Ferdistchenko. Et moi qui pensais que le premier nom serait celui du prince et le second celui du général. Heureusement qu’Ivan Pétrovitch viendra après moi; je pourrai me dédommager en l’écoutant. Certes, messieurs, mon devoir est de donner noblement l’exemple; mais je n’en regrette que davantage d’être présentement si insignifiant et si indigne d’intérêt. Mon rang dans la hiérarchie est lui-même bien peu de chose. Voyons: quel intérêt peut-il y avoir à entendre raconter une vilenie commise par Ferdistchenko? Et quelle est ma plus mauvaise action? J’éprouve ici un embarras de richesse [37]. Dois-je raconter pour la seconde fois mon histoire de vol, afin de convaincre Athanase Ivanovitch qu’on peut voler sans être un voleur?
– Vous me prouverez également, monsieur Ferdistchenko, que l’on peut se délecter à raconter ses propres turpitudes sans que personne vous prie de le faire… D’ailleurs… Excusez, monsieur Ferdistchenko.
– Commencez donc, Ferdistchenko! vous racontez un tas de choses inutiles et vous n’en finissez jamais! intima Nastasie Philippovna sur un ton de colère et d’impatience.
Toute l’assistance remarqua qu’après un accès de rire nerveux elle était brusquement redevenue sombre, acerbe, irritable. Elle n’en persistait pas moins tyranniquement dans son inconcevable caprice. Athanase Ivanovitch était sur des charbons ardents. L’attitude d’Ivan Fiodorovitch le mettait également hors de lui: le général assis buvait son champagne comme si de rien n’était et se préparait peut-être à raconter quelque chose quand son tour serait venu.
– Je suis un homme sans esprit, Nastasie Philippovna, c’est pourquoi je bavarde à tort et à travers! s’écria Ferdistchenko en attaquant son récit. Si j’étais aussi spirituel qu’Athanase Ivanovitch ou Ivan Pétrovitch je passerais comme eux toute la soirée assis sans ouvrir la bouche. Prince, permettez-moi de vous consulter: j’ai toujours l’impression qu’il y a dans le monde beaucoup plus de voleurs que de non-voleurs et qu’il n’existe même pas d’honnête homme qui n’ait, au moins une fois dans sa vie, volé quelque chose. C’est mon idée; je n’en conclus d’ailleurs nullement qu’il n’y ait au monde que des voleurs, bien que je sois parfois tenté de raisonner ainsi.
– Fi! que vous vous exprimez sottement! remarqua Daria Alexéïevna. Et quelle bêtise de supposer que tout le monde a volé; moi, je n’ai jamais rien volé.
– Vous n’avez rien volé, Daria Alexéïevna; mais voyons ce que dira le prince, qui est subitement devenu tout rouge.
– Il me semble que vous êtes dans le vrai, mais vous exagérez beaucoup, répondit le prince, qui effectivement avait rougi, on ne sait trop pourquoi.
– Et vous-même, prince, n’avez-vous rien volé?
– Fi, quelle question ridicule! Surveillez votre langage, monsieur Ferdistchenko, dit le général.
– Votre jeu est simple. Au moment de vous exécuter, vous avez honte de raconter votre histoire; c’est pour cela que vous cherchez à entraîner le prince avec vous; vous avez de la chance qu’il ait bon caractère, dit Daria Alexéïevna d’un ton cassant.
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