– Ferdistchenko, décidez-vous à parler ou à vous taire et ne vous occupez que de votre cas! Vous lassez la patience de tout le monde, déclara Nastasie Philippovna avec une brusque irritation.
– Tout de suite, Nastasie Philippovna! Mais si le prince a avoué (car je tiens son attitude pour un aveu), que dirait un autre, sans nommer personne, s’il se décidait à confesser la vérité! Quant à moi, messieurs, mon histoire tient en fort peu de mots; elle est aussi simple que sotte et vilaine. Mais je vous assure que je ne suis pas un voleur; comment ai-je pu voler? je l’ignore. La chose s’est passée, il y a plus de deux ans, à la villa de Sémione Ivanovitch Istchenko, un dimanche. Il y avait du monde à dîner. Après le repas, les hommes restèrent à boire. L’idée me vint de prier M lleMarie Sémionovna, la fille du maître de la maison, de jouer un morceau au piano. En traversant la pièce qui fait l’angle, je vis sur la table à ouvrage de Marie Ivanovna un billet vert de trois roubles; elle l’avait posé là pour une dépense de ménage. Il n’y avait personne dans la pièce. Je m’emparai du billet et je glissai dans ma poche; pourquoi? je n’en sais rien. Je ne comprends pas ce qui m’a pris. Toujours est-il que je revins en hâte m’asseoir à la table. Je restai là à attendre; j’étais assez ému, je bavardais sans discontinuer, racontant des anecdotes et riant; puis j’allai m’asseoir auprès des dames. Au bout d’une demi-heure on s’aperçut de la disparition du billet et on se mit à interroger les domestiques. Les soupçons tombèrent sur Daria. Je manifestai une curiosité et un intérêt particuliers pour cette affaire et je me souviens même que, voyant Daria toute troublée, je m’efforçai de la convaincre qu’elle devait avouer, en me portant garant de l’indulgence de Marie Ivanovna. Je lui adressai ces exhortations à haute voix, devant tout le monde. Tous les yeux étaient fixés sur nous et j’éprouvais une satisfaction intense à l’idée que je prêchais la morale alors que le billet volé était dans ma poche. Je dépensai ces trois roubles le soir même à boire: je commandai dans un restaurant une bouteille de Château-Lafite. C’était la première fois que je commandais ainsi une bouteille sans rien manger, mais je ressentais le besoin de dépenser cet argent au plus vite. Je n’ai guère éprouvé de remords ni à ce moment-là ni plus tard. Mais je ne serais nullement tenté de recommencer; croyez-le ou ne le croyez pas, cela m’est indifférent. Et voilà tout.
– Certainement. Ce n’est pas votre plus mauvaise action, dit Daria Alexéïevna sur un ton de dégoût.
– Ce n’est pas une action, c’est un cas psychologique, observa Athanase Ivanovitch.
– Et la domestique? demanda Nastasie Philippovna, sans cacher son profond écœurement.
– La domestique a été renvoyée dès le lendemain, cela va de soi. C’est une maison où l’on ne badine point.
– Et vous avez laissé faire cela?
– Voilà qui est magnifique! Vous ne voudriez pas que je me sois dénoncé moi-même? dit Ferdistchenko en ricanant; en réalité il était consterné par l’impression fort pénible que son récit avait produite sur l’auditoire.
– Quelle malpropreté! s’exclama Nastasie Philippovna.
– Allons bon! Vous demandez à un homme de vous raconter la plus laide de ses actions, et vous voulez encore que cette action soit reluisante! Les actions les plus vilaines sont toujours fort malpropres, Nastasie Philippovna; c’est ce que va nous démontrer maintenant Ivan Pétrovitch. D’ailleurs bien des gens ont un extérieur brillant et cherchent à passer pour vertueux parce qu’ils roulent carrosse. Les gens qui roulent carrosse ne manquent pas… mais au prix de quels moyens…
Bref Ferdistchenko n’était plus maître de lui et, emporté par une brusque colère, il s’oubliait et dépassait toute mesure; son visage même se crispait. Si singulier que cela pût paraître, il avait escompté pour son récit un tout autre succès. Ces «gaffes» de mauvais ton et cette «vantardise d’un genre particulier», pour employer les expressions de Totski, lui étaient habituelles et répondaient tout à fait à son caractère.
Nastasie Philippovna, que la colère faisait trembler, regarda fixement Ferdistchenko. Ce dernier prit soudain peur et, glacé d’effroi, se tut. Il était allé trop loin.
– Si on coupait court à ce jeu? insinua Athanase Ivanovitch.
– C’est mon tour, mais, usant du droit d’abstention qui m’est reconnu, je ne raconterai rien, fit Ptitsine d’un ton décidé.
– Vous renoncez?
– Je ne puis m’exécuter, Nastasie Philippovna; d’ailleurs, je considère ce petit jeu comme inadmissible.
– Général, je crois que c’est maintenant votre tour, dit Nastasie Philippovna en se tournant vers Ivan Fiodorovitch. Si vous refusez aussi, la débandade sera générale, ce que je regretterai car j’avais l’intention de raconter, en manière de conclusion, un trait de «ma propre vie», mais je ne voulais prendre la parole qu’après vous et après Athanase Ivanovitch; votre devoir n’est-il pas de m’encourager? ajouta-t-elle en riant.
– Oh! si vous faites une pareille promesse, s’écria le général avec feu, je suis prêt à vous raconter toute ma vie. J’avoue qu’en attendant mon tour j’avais déjà préparé mon anecdote…
– Et il suffit de regarder le visage de Son Excellence pour juger de la satisfaction littéraire qu’elle a éprouvée à fignoler son anecdote, risqua Ferdistchenko avec un rire sarcastique, bien qu’il ne fût pas tout à fait remis de son émotion.
Nastasie Philippovna jeta sur le général un regard négligent et sourit, elle aussi, à sa pensée. Mais son anxiété et sa colère croissaient visiblement de minute en minute. L’inquiétude d’Athanase Ivanovitch avait redoublée depuis qu’elle avait promis de raconter quelque chose.
Le général commença son histoire:
– Il m’est arrivé comme à tout homme, messieurs, de commettre au cours de ma vie des actions fort peu avouables. Mais le plus singulier, c’est que je regarde moi-même comme la plus vilaine action de mon existence la petite anecdote que je vais vous raconter. Près de trente-cinq ans se sont écoulés depuis et je ne me la remémore jamais sans un serrement de cœur. L’affaire est d’ailleurs parfaitement bête. J’étais alors simple enseigne et avais un service fastidieux. Vous savez ce que c’est qu’un enseigne: on a le sang chaud, on vit dans un intérieur de quatre sous. J’avais pour brosseur un certain Nicéphore, qui tenait mon ménage avec beaucoup de zèle, épargnant, ravaudant, nettoyant; il allait jusqu’à chaparder tout ce qui pouvait ajouter au confort de mon intérieur; bref, un modèle de fidélité et d’honnêteté. Bien entendu, je le traitais sévèrement, mais avec équité. Pendant quelque temps nous séjournâmes dans une petite ville. On m’assigna un logement dans un faubourg, chez la veuve d’un ancien sous-lieutenant. C’était une petite vieille de quatre-vingts ans ou peu s’en fallait. Elle habitait une maisonnette de bois vétuste et délabrée et son dénuement était tel qu’elle n’avait pas de servante. Elle avait eu autrefois une très nombreuse famille mais, parmi ses parents, les uns étaient morts, d’autres s’étaient dispersés, d’autres enfin l’avaient oubliée. Quant à son mari, il y avait bien quarante-cinq ans qu’elle l’avait enterré. Quelques années avant mon arrivée, elle avait eu auprès d’elle une nièce; c’était, paraît-il, une bossue méchante comme une sorcière, au point qu’elle avait un jour mordu sa tante au doigt. Cette nièce était morte également et la vieille traînait depuis trois ans une existence complètement solitaire. Je m’ennuyais chez elle: elle était si bornée que toute conversation était impossible. Elle finit par me voler un coq. L’affaire est toujours restée obscure, mais on ne pouvait imputer le vol à d’autre qu’à elle. Nous vécûmes depuis lors en fort mauvais termes. Bientôt je reçus, sur ma demande, un logement à l’autre bout de la ville, chez un marchand qui avait une grande barbe et vivait au milieu d’une très nombreuse famille. Je crois le voir encore. Nous déménageâmes avec joie, Nicéphore et moi, et je me séparai de la vieille sans aménité. Trois jours se passèrent. Je rentrai de l’exercice lorsque Nicéphore me dit: «Votre Honneur a eu tort de laisser notre soupière chez notre précédente logeuse; je n’ai plus rien pour mettre la soupe». Je lui exprimai ma surprise: «Comment a-t-on pu laisser la soupière chez la logeuse?» Nicéphore étonné compléta son rapport: au moment du déménagement, la vieille avait refusé de rendre notre soupière sous prétexte que je lui avais cassé un pot; elle retenait la soupière en dédommagement de son pot, et elle prétendait que c’était moi qui lui avais proposé ce marché. Une pareille bassesse me met naturellement hors de moi; mon sang de jeune officier ne fait qu’un tour, je cours chez la vieille. J’arrive dans tous mes états, je la regarde; elle était assise toute seule dans un coin de l’entrée, comme pour se garantir du soleil, la joue appuyée sur sa main. Je me mets aussitôt à l’agonir d’injures: «tu es une ceci, tu es une cela…», bref le vocabulaire russe y passe. Mais en l’observant je constate une chose singulière: elle reste inerte et muette, le visage tourné de mon côté, les yeux grands ouverts et fixés étrangement sur moi; son corps donne l’impression d’osciller. Enfin, je me calme, je l’examine de plus près et la questionne sans en tirer un mot. J’ai un moment d’hésitation, mais, comme le soleil se couchait et que le silence n’était troublé que par le bourdonnement des mouches, je finis par me retirer, l’esprit assez agité. Je ne rentrai pas directement chez moi, le major m’ayant demandé de passer le voir; j’allai de là au quartier et ne retournai à la maison qu’à la nuit tombée Le premier mot de Nicéphore en me voyant fut celui-ci: «Savez-vous, Votre Honneur, que notre logeuse vient de mourir?» – «Quand cela?» – «Ce soir même, il y a environ une heure et demie.» C’est-à-dire qu’elle avait trépassé au moment même où je la couvrais d’injures. Je fus tellement saisi que j’eus peine, je vous le jure, à retrouver mon sang-froid. La pensée de la défunte me poursuivait même la nuit Certes, je ne suis pas superstitieux, mais le surlendemain j’allai à l’église pour assister à son enterrement. Bref, plus le temps passait, plus j’étais hanté par le souvenir de la vieille. Ce n’était pas une obsession, mais ce souvenir me revenait par moments et, alors j’éprouvais un malaise. Le principal de l’affaire c’est que je me répétais: voilà une femme, un être humain, comme on dit de notre temps, qui a vécu et vécu longtemps, plus longtemps même que son compte. Elle, a eu des enfants, un mari, une famille, des parents; tout cela a mis en quelque sorte autour d’elle de l’animation et de la joie Et, tout d’un coup, plus rien; tout s’est effondré, elle est restée seule, seule comme une mouche, portant sur elle la malédiction des siècles. Puis Dieu l’a enfin rappelée à lui. Au coucher du soleil, dans la paix d’un soir d’été, l’âme de ma vieille a pris son vol… Évidemment tout cela a une signification morale. Et à cet instant précis, au lieu d’entendre les sanglots qui accompagnent l’agonie de ceux qui s’en vont, elle voit surgir un jeune enseigne impertinent qui, les poings sur les hanches et l’air agressif, la reconduit hors de ce monde en lui jetant les pires insultes du répertoire populaire à propos d’une soupière égarée! Il n’est pas douteux que j’ai eu tort et, bien qu’à distance je regarde mon action presque comme celle d’un autre, en raison du temps écoulé et de l’évolution de mon caractère, je n’en continue pas moins à avoir des regrets. Je le redis, la chose me paraît à moi-même d’autant plus étrange que, si je suis coupable, ce n’est que dans une faible mesure: pourquoi s’est-elle avisée de mourir juste à ce moment-là? Naturellement mon acte a aussi son excuse dans des mobiles d’ordre psychologique. Je n’ai toutefois pu ramener la paix dans mon âme qu’en instituant, il y a une quinzaine d’années, une fondation pour permettre à deux vieilles femmes malades d’être hospitalisées et assurées d’un traitement convenable qui adoucisse les derniers jours de leur vie terrestre. Je compte rendre cette fondation perpétuelle par voie de disposition testamentaire. C’est là toute mon histoire. Je répète que j’ai peut-être commis bien des fautes au cours de mon existence, mais qu’en conscience je regarde cet épisode comme la plus vilaine de toutes mes actions.
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